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manger la marmelade, ce que cette belle et intéressante fille fit en vomissant jusqu’au sang. Curval imita ce bouleversement et reçut l’étron de son cher Adonis, que Michette vint manger non sans imiter la répugnance d’Augustine. Pour l’évêque, il imita son frère, et fit chier la délicate Zelmire en obligeant Céladon à venir avaler la confiture. Il y eut des détails de répugnance très intéressants pour des libertins aux yeux desquels les tourments qu’ils infligent sont des jouissances. L’évêque et le duc déchargèrent, les deux autres, ou ne le purent, ou ne le voulurent, et on passa au souper. On y loua étonnamment l’action de la Duclos. « Elle a eu l’esprit de sentir, » dit le duc, qui la protégeait étonnamment, « que la reconnaissance était une chimère et que ses liens ne devaient jamais ni arrêter ni suspendre même les effets du crime, parce que l’objet qui nous a servi n’a nul droit à notre cœur ; il n’a travaillé que pour lui, sa seule présence est une humiliation pour une âme forte, et il faut le haïr ou s’en défaire. — Cela est si vrai, dit Durcet, que vous ne verrez jamais un homme d’esprit chercher à s’attirer de la reconnaissance. Bien sûr de se faire des ennemis, il n’y travaillera jamais. — Ce n’est pas à vous faire plaisir que travaille celui qui vous sert, interrompit l’évêque : c’est à se mettre au-dessus de vous par ses bienfaits. Or, je demande ce que mérite un tel projet. En nous servant il ne dit pas : je vous sers, parce que je veux vous faire du bien ; il dit seulement : je vous oblige pour vous rabaisser et pour me mettre au-dessus de vous. Ces réflexions, dit Durcet, prouvent donc l’abus des services qu’on rend et combien la pratique du bien est absurde. Mais, vous dit-on, c’est pour soi-même : soit, pour ceux dont la faiblesse de l’âme peut se prêter à ces petites jouissances-là, mais ceux qu’elles répugnent comme nous seraient, ma foi, bien dupes de se les procurer. » Ce système ayant échauffé les têtes, on but beaucoup et on fut célébrer les orgies, pour lesquelles nos inconstants libertins imaginèrent de faire coucher les enfants et de passer une partie de la nuit à boire, rien qu’avec les quatre vieilles et les quatre historiennes et de s’exhaler là, à qui mieux mieux, en infamies et en atrocités. Comme, parmi ces douze intéressantes personnes, il n’y en avait pas une qui n’eût mérité la corde et la roue plusieurs fois, je laisse au lecteur à penser et à imaginer ce qu’il y fut dit. Des propos on passa aux actions, le duc s’échauffa, et je ne sais ni pourquoi ni comment, mais on prétendit que Thérèse porta quelque temps ses marques. Quoi qu’il en soit, laissons nos acteurs passer de ces bacchanales au chaste lit de leur épouse qu’on leur avait préparé à chacun pour ce soir-là et voyons ce qui se passa le lendemain.