Page:Sade - Les 120 journées de Sodome (édition numérique).djvu/164

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
— Page 164 —

non seulement comme une chose mauvaise en elle-même, mais je la considère encore comme un crime réel envers la nature qui, en nous indiquant les différences, n’a nullement prétendu que nous les troublions. Ainsi, bien loin d’aider le pauvre, de consoler la veuve et de soulager l’orphelin, si j’agis d’après les véritables intentions de la nature, non seulement, je les laisserai dans l’état où la nature les a mis, mais j’aiderai même à ses vues en leur prolongeant cet état et en m’opposant vivement à ce qu’ils en changent, et je croirai sur cela tous les moyens permis. — Quoi, dit le duc, même de les voler ou de les ruiner ? — Assurément, dit le financier ; même d’en augmenter le nombre, puisque leur classe sert à une autre, et qu’en les multipliant, si je fais un peu de peine à l’une, je ferai beaucoup de bien à l’autre. — Voilà un système bien dur, mes amis, dit Curval. Il est pourtant, dit-on, si doux de faire du bien aux malheureux ! — Abus ! reprit Durcet, cette jouissance-là ne tient pas contre l’autre. La première est chimérique, l’autre est réelle ; la première tient aux préjugés, l’autre est fondée sur la raison ; l’une, par l’organe de l’orgueil, la plus fausse de toutes nos sensations, peut chatouiller un instant le cœur, l’autre est une véritable jouissance de l’esprit et qui enflamme toutes les passions par cela même qu’elle contrarie les opinions communes. En un mot je bande à l’une, dit Durcet, et je sens très peu de chose à l’autre. — Mais faut-il toujours tout rapporter à ses sens ? dit l’évêque. — Tout, mon ami, dit Durcet ; ce sont eux seuls qui doivent nous guider dans toutes les actions de la vie, parce que ce sont eux seuls dont l’organe est vraiment impérieux. — Mais mille et mille crimes peuvent naître de ce système, dit l’évêque. — Eh, que m’importe le crime, répondit Durcet, pourvu que je me délecte. Le crime est un mode de la nature, une manière dont elle meut l’homme. Pourquoi ne voulez-vous pas que je me laisse mouvoir aussi bien par elle en ce sens-là que par celui de la vertu ? Elle a besoin de l’un et de l’autre, et je la sers aussi bien dans l’un que dans l’autre. Mais nous voici dans une discussion qui nous mènerait trop loin. L’heure du souper va venir, et Duclos est bien loin d’avoir fini sa tâche. Poursuivez, charmante fille, poursuivez, et croyez que vous venez de nous avouer là une action et des systèmes qui vous méritent à jamais notre estime ainsi que celle de tous les philosophes. »

« Ma première idée, dès que ma bonne patronne fut enterrée, fut de prendre moi-même sa maison et de la maintenir sur le même pied qu’elle. Je fis part de ce projet à mes compagnes, qui toutes, et Eugénie surtout, qui était toujours ma bien-aimée, me promirent de me regarder comme leur maman. Je n’étais point trop jeune pour prétendre à ce titre : j’avais près de trente ans et toute la raison qu’il fallait pour diriger le couvent. Ainsi, messieurs, ce n’est plus sur le pied de fille du monde que je vais finir le récit de mes aventures, c’est sur celui d’abbesse, assez jeune et assez jolie pour faire souvent ma pratique moi-même, comme cela m’arriva souvent et comme j’aurai soin de vous le faire remarquer chaque fois que cela sera.