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dès qu’il eut le dos tourné, bannissant de mon cœur tous ces futiles sentiments de reconnaissance qui auraient arrêté une âme faible, écartant tout repentir et toute faiblesse, et ne considérant que mon or, que le doux charme de le posséder et le chatouillement délicieux qu’on éprouve toujours chaque fois qu’on projette une mauvaise action, pronostic certain du plaisir qu’elle donnera, ne me livrant qu’à tout cela, dis-je, je campai sur-le-champ les deux prises dans un verre d’eau et présentai le breuvage à ma douce amie, qui, l’avalant avec sécurité, y trouva bientôt la mort que j’avais tâché de lui procurer. Je ne puis vous peindre ce que je sentis quand je vis réussir mon ouvrage. Chacun des vomissements par lesquels s’exhalait sa vie produisait une sensation vraiment délicieuse sur toute mon organisation : je l’écoutais, je la regardais, j’étais exactement dans l’ivresse. Elle me tendait les bras, elle m’adressait un dernier adieu, et je jouissais, et je formais déjà mille projets avec cet or que j’allais posséder. Ce ne fut pas long ; la Fournier creva dès le même soir et je me vis maîtresse du magot. »

« Duclos, dit le duc, sois vraie : te branlas-tu ? La sensation fine et voluptueuse du crime atteignit-elle l’organe de la volupté ? — Oui, monseigneur, je vous l’avoue ; et j’en déchargeai cinq fois de suite dès le même soir. — Il est donc vrai, dit le duc en s’écriant, il est donc vrai que le crime a par lui-même un tel attrait, qu’indépendamment de toute volupté, il peut suffire à enflammer toutes les passions et à jeter dans le même délire que les actes mêmes de lubricité ! Eh bien ?… — Eh bien, monsieur le duc, je fis enterrer honorablement la patronne, héritai du bâtard Petignon, me gardai bien de faire dire des messes et encore plus de distribuer des aumônes, espèce d’action que j’ai toujours eue en véritable horreur, quelque bien qu’en ait pu dire la Fournier. Je maintiens qu’il faut qu’il y ait des malheureux dans le monde, que la nature le veut, qu’elle l’exige, et que c’est aller contre ses lois en prétendant remettre l’équilibre, si elle a voulu du désordre. — Comment donc, Duclos, dit Durcet, mais tu as des principes ! Je suis bien aise de t’en voir sur cela ; tout soulagement fait à l’infortune est un crime réel contre l’ordre de la nature. L’inégalité qu’elle a mise dans nos individus prouve que cette discordance lui plaît, puisqu’elle l’a établie et qu’elle la veut dans les fortunes comme dans les corps. Et comme il est permis au faible de la réparer par le vol, il est également permis au fort de la rétablir par le refus de ses secours. L’univers ne subsisterait pas un instant si la ressemblance était exacte dans tous les êtres ; c’est de cette dissemblance que naît l’ordre qui conserve et qui conduit tout. Il faut donc bien se garder de le troubler. D’ailleurs, en croyant faire un bien à cette malheureuse classe d’hommes, je fais beaucoup de mal à une autre, car l’infortune est la pépinière où le riche va chercher les objets de sa luxure ou de sa cruauté ; je le prive de cette branche de plaisir en empêchant par mes secours cette classe de se livrer à lui. Je n’ai donc, par mes aumônes, obligé que faiblement une partie de la race humaine, et prodigieusement nui à l’autre. Je regarde donc l’aumône