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Curval était si tellement englouti dans le bourbier du vice et du libertinage qu’il lui était devenu comme impossible de tenir d’autres propos que de ceux-là. Il en avait sans cesse les plus sales expressions à la bouche comme dans le cœur, et il les entremêlait le plus énergiquement de blasphèmes et d’imprécations fournis par la véritable horreur qu’il avait, à l’exemple de ses confrères, pour tout ce qui était du ressort de la religion. Ce désordre d’esprit, encore augmenté par l’ivresse presque continuelle dans laquelle il aimait à se tenir, lui donnait depuis quelques années un air d’imbécillité et d’abrutissement qui faisait, prétendait-il, ses plus chères délices. Né aussi gourmand qu’ivrogne, lui seul était en état de tenir tête au duc, et nous le verrons, dans le cours de cette histoire, faire des prouesses en ce genre qui étonneront sans doute nos plus célèbres mangeurs. Depuis dix ans, Curval n’exerçait plus sa charge, non seulement il n’en était plus en état, mais je crois même que quand il l’aurait pu, on l’aurait prié de s’en dispenser toute sa vie.

Curval avait mené une vie fort libertine, toutes les espèces d’écarts lui étaient familiers, et ceux qui le connaissaient particulièrement le soupçonnaient fort de n’avoir jamais dû qu’à deux ou trois meurtres exécrables la fortune immense dont il jouissait. Quoi qu’il en soit, il est très vraisemblable à l’histoire suivante que cette espèce d’excès avait l’art de l’émouvoir puissamment, et c’est à cette aventure qui, malheureusement, eut un peu d’éclat, qu’il dut son exclusion de la Cour. Nous allons la rapporter pour donner au lecteur une idée de son caractère.

Curval avait dans le voisinage de son hôtel un malheureux portefaix qui, père d’une petite fille charmante, avait le ridicule d’avoir des sentiments. Déjà vingt fois des messages de toutes les façons étaient venus essayer de corrompre ce malheureux et sa femme par des propositions relatives à leur jeune fille sans pouvoir venir les ébranler, et Curval, directeur de ces ambassades et que la multiplication des refus ne faisait qu’irriter, ne savait plus comment s’y prendre pour jouir de la jeune fille et pour la soumettre à ses libidineux caprices, lorsqu’il imagina tout simplement de faire rouer le père pour amener la fille dans son lit. Le moyen fut aussi bien conçu qu’exécuté. Deux ou trois coquins gagés par le président s’en mêlèrent ; et avant la fin du mois le malheureux portefaix fut enveloppé dans un crime imaginaire que l’on eut l’air de commettre à sa porte et qui le conduisit tout de suite dans les cachots de la Conciergerie. Le président, comme on l’imagine bien, s’empara bientôt de cette affaire, et comme il n’avait pas envie de faire traîner l’affaire, en trois jours, grâce à ses coquineries et à son argent, le malheureux portefaix fut condamné à être roué vif, sans qu’il eût jamais commis d’autres crimes que celui de vouloir garder son honneur et de conserver celui de sa fille. Sur ces entrefaites, les sollicitations recommencèrent. On fut trouver la mère, on lui représenta qu’il ne tenait qu’à elle de sauver son mari, que si elle satisfaisait le président, il était clair qu’il arracherait par là son mari au sort affreux qui l’attendait. Il n’était plus