Page:Sade - Les 120 journées de Sodome (édition numérique).djvu/142

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
— Page 142 —

desquels on retranchait une infinité de choses que j’aurais pourtant beaucoup aimées, telles que le poisson, les huîtres, les salaisons, les œufs et toute espèce de laitage ; mais j’étais si bien dédommagée d’ailleurs qu’en vérité il y aurait eu de l’humeur à moi de me plaindre. Le fond de mon ordinaire consistait en une immensité de blanc de volaille, et de gibier désossé accommodé de toutes sortes de façons, peu de viande de boucherie, nulle sorte de graisse, fort peu de pain et de fruit. Il fallait manger de ces sortes de viandes même le matin à déjeuner et le soir à goûter ; à ces heures-là, on me les servait sans pain, et d’Aucourt peu à peu me pria de m’en abstenir tout à fait, au point que sur les derniers temps je n’en mangeais plus du tout, non plus que de potage. Il résultait de ce régime, comme il l’avait prévu, deux selles par jour, très adoucies, très molles et d’un goût le plus exquis, à ce qu’il prétendait, ce qui n’en pouvait pas être avec une nourriture ordinaire ; et il fallait le croire, car il était connaisseur. Nos opérations se faisaient à son réveil et à son coucher. Les détails étaient à peu près les mêmes que ceux que je vous ai dits : il commençait toujours par sucer très longtemps ma bouche, qu’il fallait toujours lui présenter dans l’état naturel et sans jamais être lavée ; il ne m’était permis de la rincer qu’après. D’ailleurs il ne déchargeait pas à chaque fois. Notre arrangement n’exigeait aucune fidélité de sa part : d’Aucourt m’avait chez lui comme le plat de résistance, comme la pièce de bœuf, mais il n’en allait pas moins tous les matins se divertir ailleurs. Deux jours après mon arrivée, ses camarades de débauche vinrent souper chez lui, et comme chacun des trois offrait dans le goût que nous analysons un genre de passion différent quoique égal dans le fond, vous trouverez bon, messieurs, que, devant faire nombre dans notre recueil, j’appuie un peu sur les fantaisies auxquelles ils se livraient. Les convives arrivèrent. Le premier était un vieux conseiller au Parlement, d’environ soixante ans, qui s’appelait d’Erville ; il avait pour maîtresse une femme de quarante ans, fort belle, et n’ayant d’autre défaut qu’un peu trop d’embonpoint ; on la nommait Mme du Cange. Le second était un militaire retiré, de quarante-cinq à cinquante ans, qui s’appelait Desprès ; sa maîtresse était une très jolie personne de vingt-six ans, blonde, et le plus joli corps qu’on puisse voir ; elle se nommait Marianne. Le troisième était un vieil abbé de soixante ans, qu’on nommait du Coudrais et dont la maîtresse était un jeune garçon de seize ans, beau comme le jour et qu’il faisait passer pour son neveu. On servit dans les entresols dont j’occupais une partie. Le repas fut aussi gai que délicat, et je remarquai que la demoiselle et le jeune garçon étaient à peu près au même régime que moi. Les caractères s’ouvrirent pendant le souper. Il était impossible d’être plus libertin que ne l’était d’Erville ; ses yeux, ses propos, ses gestes, tout annonçait la débauche, tout peignait le libertinage. Desprès avait l’air plus de sens froid, mais la luxure n’en était pas moins l’âme de sa vie. Pour l’abbé, c’était le plus fier athée qu’on pût voir : les blasphèmes volaient sur ses lèvres presque à chaque parole. Quant aux demoiselles, elles imitaient leurs amants, elles étaient babillardes et néanmoins d’un ton assez agréable. Pour