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(XVI)

Douzième journée

« Le nouvel état dans lequel je vais entrer m’oblige, dit la Duclos, de vous ramener un instant, messieurs, au détail de mon personnel. On se figure mieux les plaisirs que l’on peint quand l’objet qui les procure est connu. Je venais d’atteindre ma vingt et unième année. J’étais brune, mais la peau, malgré cela, d’un blanc le plus agréable. L’immensité des cheveux qui couvraient ma tête redescendait en boucles flottantes et naturelles jusqu’au bas de mes cuisses. J’avais les yeux que vous me voyez et qu’on a toujours trouvés beaux. Ma taille était un peu remplie, quoique grande, souple et déliée. À l’égard de mon derrière, de cette partie si intéressante parmi les libertins du jour, il était, de l’aveu de tout le monde, supérieur à tout ce qu’on peut voir de plus sublime en ce genre, et peu de femmes dans Paris l’avaient aussi délicieusement tourné : il était plein, rond, fort gras et très potelé, sans que cet embonpoint diminuât rien de son élégance ; le plus léger mouvement découvrait à l’instant cette petite rose que vous chérissez tant, messieurs, et qui, je le pense bien comme vous, est l’attrait le plus délicieux d’une femme. Quoiqu’il y eût très longtemps que je fusse dans le libertinage, il était impossible d’être plus fraîche, tant à cause du bon tempérament que m’avait donné la nature que par mon extrême sagesse sur les plaisirs qui pouvaient gâter ma fraîcheur ou nuire à mon tempérament. J’aimais très peu les hommes, et je n’avais jamais eu qu’un seul attachement. Il n’y avait guère dans moi que la tête de libertine, mais elle l’était extraordinairement, et après vous avoir peint mes attraits, il est bien juste que je vous entretienne un peu de mes vices. J’ai aimé les femmes, messieurs, je ne m’en cache point. Pas cependant au degré de ma chère compagne, Mme Champville, qui vous dira sans doute qu’elle s’est ruinée pour elles, mais je les ai toujours préférées aux hommes dans mes plaisirs, et ceux qu’elles me procuraient ont toujours eu sur mes sens un empire plus puissant que les voluptés masculines. J’ai eu, outre cela, le défaut d’aimer à voler : il est inouï à quel point j’ai poussé cette manie. Entièrement convaincue que tous les biens doivent être égaux sur la terre et que ce n’est que la force et la violence qui s’opposent à cette égalité, première loi de la nature, j’ai tâché de corriger le sort et de rétablir l’équilibre du mieux qu’il m’a été possible. Et sans cette