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— Eh bien, d’après cela, dit le duc, il faudrait en quelque façon, pour mieux établir cette différence essentielle au bonheur, il faudrait, dis-je, aggraver plutôt leur situation. — Cela n’est pas douteux, dit Durcet, et voilà qui explique les infamies qu’on m’a reprochées sur cela toute ma vie. Les gens qui ne connaissaient pas mes motifs m’appelaient dur, féroce et barbare, mais, me moquant de toutes les dénominations, j’allais mon train, je faisais, j’en conviens, ce que les sots appellent des atrocités ; mais j’établissais des jouissances de comparaisons délicieuses, et j’étais heureux. — Avoue le fait, lui dit le duc, conviens qu’il t’est arrivé plus de vingt fois de faire ruiner des malheureux, rien que pour servir en ce sens-là les goûts pervers dont tu conviens ici. — Plus de vingt fois ? dit Durcet, plus de deux cents, mon ami et je pourrais, sans exagération, citer plus de quatre cents familles réduites aujourd’hui à l’aumône et qui n’y sont que par moi. — En as-tu profité, au moins ? dit Curval. — Presque toujours, mais souvent aussi je ne l’ai fait que par cette certaine méchanceté qui presque toujours réveille en moi les organes de la lubricité. Je bande à faire le mal, je trouve au mal un attrait assez piquant pour réveiller en moi toutes les sensations du plaisir et je m’y livre pour lui seul, et sans autre intérêt que lui seul. — Il n’y a rien que je conçoive comme ce goût-là, dit Curval. J’ai cent fois donné ma voix, quand j’étais au Parlement, pour faire pendre des malheureux que je savais bien être innocents, et je ne me suis jamais livré à cette petite injustice-là sans éprouver au-dedans de moi-même un chatouillement voluptueux où les organes du plaisir de la couille se seraient enflammés bien vite. Jugez ce que j’ai ressenti quand j’ai fait pis. — Il est certain, dit le duc, qui commençait à s’échauffer la cervelle en maniant Zéphire, que le crime a suffisamment de charme pour enflammer lui seul tous les sens, sans qu’on soit obligé d’avoir recours à aucun autre expédient, et personne ne conçoit comme moi que les forfaits, même les plus éloignés de ceux du libertinage, puissent faire bander comme ceux qui lui appartiennent. Moi qui vous parle, j’ai bandé à voler, à assassiner, à incendier, et je suis parfaitement sûr que ce n’est pas l’objet du libertinage qui nous anime, mais l’idée du mal ; qu’en conséquence, c’est pour le mal seul qu’on bande et non pas pour l’objet, en telle sorte que si cet objet était dénué de la possibilité de nous faire faire le mal nous ne banderions plus pour lui. — Rien de plus certain, dit l’évêque, et de là naît la certitude du plus grand plaisir à la chose la plus infâme et le système dont on ne doit point s’écarter, qui est que plus l’on voudra faire naître le plaisir dans le crime et plus il faudra que le crime soit affreux. Et pour moi, messieurs, ajouta-t-il, s’il m’est permis de me citer, je vous avoue que je suis au point de ne plus ressentir cette sensation dont vous parlez, de ne la plus éprouver, dis-je, pour les petits crimes, et si celui que je commets ne réunit pas autant de noirceur, autant d’atrocité, autant de fourberie et de trahison qu’il est possible, la sensation ne naît plus. — Bon, dit Durcet, est-il possible de commettre des crimes comme on les conçoit et comme vous le dites là ? Pour moi, j’avoue que mon imagination a toujours été sur cela au-delà de