Page:Sade - Les 120 journées de Sodome (édition numérique).djvu/115

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
— Page 115 —

qui la fit naître. Depuis neuf ans que j’étais chez Mme Guérin, quoique je dépensasse fort peu, je ne me trouvais pourtant pas cent louis devant moi. Cette femme, extrêmement adroite et entendant au mieux ses intérêts, trouvait toujours le moyen de garder pour elle au moins les deux tiers des recettes et imposait encore de grandes retenues sur l’autre tiers. Ce manège me déplut, et vivement sollicitée par une autre maquerelle, nommée Fournier, d’aller habiter avec elle, sachant que cette Fournier recevait chez elle de vieux débauchés d’un bien meilleur ton et bien plus riches que la Guérin, je me déterminai à prendre congé de celle-ci pour aller chez l’autre. Quant à l’événement qui vint appuyer ma réflexion, ce fut la perte de ma sœur ; je m’étais fortement attachée à elle, et je ne pus rester davantage dans une maison où tout me la rappelait sans la retrouver. Depuis près de six mois cette chère sœur était visitée par un grand homme sec et noir dont la physionomie me déplaisait infiniment. Ils s’enfermaient ensemble, et je ne sais ce qu’ils y faisaient, car jamais ma sœur ne me l’a voulu dire, et ils ne se plaçaient point dans l’endroit où j’aurais pu les voir. Quoi qu’il en soit, un beau matin, elle vient dans ma chambre, m’embrasse et me dit que sa fortune est faite, qu’elle est entretenue par ce grand homme que je n’aimais pas, et tout ce que j’en appris, c’est que c’était à la beauté de ses fesses qu’elle devait ce qu’elle allait gagner. Cela fait, elle me donna son adresse, fit ses comptes avec la Guérin, nous embrassa toutes et partit. Je ne manquai pas, comme vous l’imaginez bien, d’aller deux jours après à l’adresse indiquée, mais on n’y savait seulement pas ce que je voulais dire. Je vis bien que ma sœur avait été trompée elle-même, car d’imaginer qu’elle eût voulu me priver du plaisir de la voir, je ne le pouvais supposer. Quand je me plaignis à la Guérin de ce qui m’arrivait à ce sujet-là, je vis qu’elle en souriait malignement et qu’elle refusait de s’expliquer : je conclus donc de là qu’elle était dans le mystère de toute l’aventure, mais qu’on ne voulait pas que je la démêlasse. Tout cela m’affecta et me fit prendre mon parti, et comme je n’aurai plus occasion de vous parler de cette chère sœur, je vous dirai, messieurs, que, quelque perquisition que j’aie faite, quelque soin que je me sois donné pour la découvrir, il m’a été parfaitement impossible de jamais savoir ce qu’elle était devenue. »

« Je le crois bien, dit alors la Desgranges, car elle n’existait plus vingt-quatre heures après t’avoir quittée. Elle ne te trompait pas, elle était dupée elle-même, mais la Guérin savait ce dont il s’agissait. — Juste ciel ! que m’apprenez-vous, dit alors la Duclos. Hélas ! quoique privée de la voir, je me flattais encore de son existence. — Très à tort, reprit la Desgranges, mais elle ne t’avait pas menti : ce fut la beauté de ses fesses, la supériorité étonnante de son cul qui lui valut l’aventure où elle se flattait de trouver sa fortune et où elle ne rencontra que la mort. — Et le grand homme sec ? dit Duclos. — Il n’était que le courtier de l’aventure, il ne travaillait pas pour son compte. — Mais cependant, dit Duclos, il la voyait assidûment depuis six mois ? — Pour la