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LA MARQUISE DE GANGE

je ne veux pas la voir ; elle me reprocherait des choses qui sont plus fortes que moi, et dont je ne saurais me repentir : est-on maîtresse des sentiments de son cœur ? Je puis, sans offenser personne, avouer maintenant mon amour pour le tendre objet que m’a enlevé la féroce jalousie de mon époux ; je n’ai plus que son souvenir pour consolation, et je ne suis pas disposée à souffrir des reproches que je ne crois nullement mériter. Ma mère va, dites-vous, à Paris, pour arranger l’affaire de mon mari : qu’elle y réussisse, j’adresse au ciel sur cela les vœux les plus sincères ; mais, dès que mon mari sera tranquille, je le prie de songer à notre éternelle séparation. Quand on ne peut plus posséder un cœur, il ne faut pas au moins le tyranniser. Rien d’atroce, rien d’injuste comme la prison où l’on me retient : a-t-on donc ce droit sur quelqu’un qui n’est pas jugé ? Et soustraire aux lois celui que l’on croit fait pour être traduit devant elles, n’est-ce donc pas outrager ces lois mêmes par un coupable aveu de leur insuffisance ? Aux souverains peut-être est donné ce pouvoir : auteurs et protecteurs des lois, ils peuvent corriger leur ouvrage ; mais ce droit, dont eux seuls peuvent jouir, n’appartient jamais aux familles. Oui, poursuit-elle avec impudence, oui, ce seul procédé, présenté devant les tribunaux, m’obtiendra promptement cette séparation où j’aspire. »