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INTRODUCTION

le bruit général dans la maison est qu’il vit avec une femme qui passe pour sa fille. Ce n’est pas tout encore. On a eu l’imprudence de former un théâtre dans cette maison, sous prétexte de faire jouer la comédie par les aliénés, et sans réfléchir aux funestes effets qu’un appareil aussi tumultueux devait nécessairement reproduire sur leur imagination. M. de Sade est le directeur de ce théâtre. C’est lui qui indique les pièces, distribue les rôles et préside aux répétitions. Il est le maître de déclamation des acteurs et des actrices, et les forme au grand art de la scène. Le jour des représentations publiques, il a toujours un certain nombre de billets d’entrée à sa disposition, et, placé au milieu des assistants, il fait en partie les honneurs de la salle. Il est même auteur dans les grandes occasions ; à la fête de M. le directeur, par exemple, il a toujours soin de composer ou une pièce allégorique en son honneur, ou au moins quelques couplets à sa louange.

« Il n’est pas nécessaire, je pense, de faire sentir à Votre Excellence le scandale d’une pareille existence et de lui représenter les dangers de toute espèce qui y sont attachés. Si ces détails étaient connus du public, quelle idée se formerait-on d’un établissement où l’on tolère d’aussi étranges abus ? Comment veut-on, d’ailleurs, que la partie morale du traitement de l’aliénation puisse se concilier avec eux ? Les malades, qui sont en communication journalière avec cet homme abominable, ne reçoivent-ils pas sans cesse l’impression de sa profonde corruption ; et la seule idée de sa présence dans la maison n’est-elle pas suffisante pour ébranler l’imagination de ceux même qui ne le voient pas ?

« J’espère que Votre Excellence trouvera ces motifs assez puissants pour ordonner qu’il soit assigné à M. de Sade un autre lieu de réclusion que l’hospice de Charenton. En vain renouvellerait-elle la défense de le laisser communiquer en aucune manière avec les personnes de la maison, cette défense ne serait pas mieux exécutée que par le passé, et les mêmes abus auraient toujours lieu. Je ne demande point qu’on le renvoie à Bicêtre, où il avait été précédemment placé, mais je ne puis m’empêcher de représenter à Votre Excellence qu’une maison de sûreté ou un château-fort lui conviendrait beaucoup mieux qu’un établissement consacré au traitement des malades, qui exige la surveillance la plus assidue et les précautions morales les plus délicates.