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L’ŒUVRE DU MARQUIS DE SADE

République sont sans aucun intérêt ; on me tracera un plan, je l’exécuterai, et j’ose croire que l’on sera satisfait. Mais je vous en conjure, citoyen représentant, qu’une affreuse injustice cesse d’attiedir en moi les sentiments dont je suis embrasé ; pourquoi veut-on que j’aie à me plaindre d’un gouvernement pour lequel je donnerais mille vies si je les avais ? Pourquoi prend-on mon bien depuis deux ans, et pourquoi, depuis cette époque, me réduit-on à l’aumône sans que j’aie mérité cet horrible traitement ? N’est-on pas convaincu qu’au lieu d’émigrer je n’ai cessé d’être employé à tout, dans les plus terribles années de la Révolution ? N’en possédai-je pas les certificats les plus authentiques ? Si donc on est persuadé de mon innocence, pourquoi me traite-t-on comme coupable ? Pourquoi cherche-t-on à placer au rang des ennemis de la chose publique le plus chaud et le plus zélé de ses partisans ? Il y a, ce me semble, à ce procédé autant d’injustice que d’impolitique.

« Quoi qu’il en soit, citoyen représentant, j’offre donc au gouvernement ma plume et mes moyens, mais que l’iniquité, que l’infortune et la misère ne pèsent pas plus longtemps sur ma tête et faites-moi rayer, je vous en supplie, noble ou non, qu’importe ; me suis-je conduit comme un noble ? M’a-t-on jamais vu partager leur conduite et leurs sentiments ? Mes actions ont effacé les torts de ma naissance, et c’est à cette manière d’être que j’ai dû tous les traits dont m’ont écrasé les royalistes et notamment Poultier dans sa feuille du 12 fructidor dernier. Mais je les brave comme je les hais ; et quelque tort qu’ait avec moi le gouvernement, il aura, jusqu’au dernier moment de ma vie, mon choix, ma plume et tous les sentiments de mon cœur ; je serai avec, pardonnez ma comparaison, comme l’amant le plus tendre pleurant l’infidélité d’une maîtresse aux pieds de laquelle il soupire toujours.

« En un mot, citoyen représentant, pour premier essai de mes offres, je vous propose une tragédie en cinq actes, l’ouvrage le plus capable d’échauffer dans tous les cœurs l’amour de la patrie ; et c’est, vous en conviendrez, bien plus au théâtre qu’ailleurs où il faut rallumer le feu presque éteint de l’amour que tout Français doit à son pays ; c’est là qu’il se convaincra des dangers qui doivent exister pour lui s’il retombe sous la main des tyrans. L’enthousiasme né là dans son cœur, il le rapporte dans ses foyers, il l’inspire à sa famille et les effets en sont bien autrement durables, bien autrement ardents que