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tenue : la fatale étoile qui me conduit, quoiqu’innocente, à l’échafaud, ne me vaudra jamais que la mort ; d’autres partis m’euſſent valu l’infamie, & l’un eſt bien moins cruel que le reſte.

Je continue de diriger mes pas vers la ville de Vienne, décidée à y vendre ce qui me reſtait, pour arriver à Grenoble : je marchais triſtement, lorſqu’à un quart-de-lieue de cette ville, j’aperçois dans la plaine, à droite du chemin, deux cavaliers qui foulaient un homme aux pieds de leurs chevaux, & qui, après l’avoir laiſſé comme mort, ſe ſauverent à bride abattue ; ce ſpectacle affreux m’attendrit juſqu’aux larmes. Hélas ! me dis-je, voilà un homme plus à plaindre que moi ; il me reſte au moins la ſanté & la force, je puis gagner ma vie, & ſi ce malheureux n’eſt pas riche, que va-t-il devenir ?

À quelque point que j’euſſe dû me défendre des mouvemens de la commisération : quelque funeſte qu’il fût pour moi de m’y livrer, je ne pus vaincre l’extrême déſir que j’éprouvais de me rapprocher de cet homme, & de lui prodiguer mes ſecours ; je vole à lui, il reſpire par mes ſoins un peu d’eau ſpiritueuſe que je conſervais ſur moi : il ouvre enfin les yeux, & ſes premiers accens ſont ceux de la reconnaiſſance ; encore plus empreſſée de lui être utile, je mets en piece une de mes chemiſes pour panſer ſes bleſſures, pour étancher ſon ſang : un des ſeuls effets qui me

reſte,