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d’une ſucceſſion abſorbée par les créances, ſe montait à cent écus pour chacune. Perſonne ne ſe ſouciant de s’en charger, on leur ouvrit la porte du Couvent, on leur remit leur dot, les laiſſant libres de devenir ce qu’elles voudraient.

Madame de Lorſange qui ſe nommait pour lors Juliette, & dont le caractere & l’eſprit étaient, à fort peu de choſe près, auſſi formés qu’à trente ans, âge qu’elle atteignait lors de l’histoire que nous allons raconter, ne parut ſenſible qu’au plaiſir d’être libre, ſans réfléchir un instant aux cruels revers qui briſaient ſes chaînes. Pour Juſtine, agée comme nous l’avons dit, de douze ans, elle était d’un caractère ſombre & mélancolique, qui lui fit bien mieux ſentir toute l’horreur de ſa ſituation. Douée d’une tendresse, d’une ſenſibilité ſurprenante, au lieu de l’art & de la fineſſe de ſa ſœur, elle n’avait qu’une ingénuité, une candeur qui devaient la faire tomber dans bien des piéges. Cette jeune fille à tant de qualités, joignait une phyſionomie douce, abſolument différente de celle dont la nature avait embelli Juliette ; autant on voyait d’artifice, de manége, de coquetterie dans les traits de l’une, autant on admirait de pudeur, de décence & de timidité dans l’autre ; un air de Vierge, de grands yeux bleus, pleins d’ame & d’intérêt, une peau éblouiſſante, une taille ſouple & flexible, un organe touchant, des dents d’ivoire & les plus beaux

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