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— XXXV —


ration, une servitude volontaire jointe au mépris du monde et au plus singulier esprit de contradiction, mais on n’y trouve pas l’essence même de l’amour, c’est-à-dire le désir indomptable de posséder l’être qui vous possède. Les sens n’ont eu que peu de part dans cet attachement. Lorsque le marquis accuse sa femme d’avoir pris un amant et d’entretenir un commerce honteux avec madame de Villet, elle ne semble pas comprendre et écrit à Rousset : « Je vous demande un peu où il va prendre ces choses-là ! » Ce n’est pas seulement le mot d’une honnête femme, c’est la passivité d’une esclave, et elle court s’enfermer au couvent pour le délivrer de ce soupçon. En vérité madame de Sade a agi avec son mari comme si elle avait voulu qu’il y eût encore quelqu’un au-dessous de lui. Mais cette abjection volontaire s’explique par une intuition profonde du caractère du marquis, et c’est dans ce rôle de porte-croix qu’elle est admirable. Elle a senti qu’il fallait à ce réprouvé un appui sans défaillance ; qu’il n’était qu’un enfant, tantôt cruel et tantôt suppliant, mais toujours plein de faiblesse. Elle a fait pour lui ce qu’une amante refuse d’ordinaire, ce qu’une mère accorde toujours, ce qu’une grande sœur réclame quelquefois. C’était sa destinée et elle l’a vécue longtemps sans en être accablée avant de la prolonger en songe.

Mais le marquis sort de Bicêtre alors que madame de Sade a reporté sur d’autres têtes un amour de même nature que celui auquel elle avait tout sacrifié. À ce temps la marquise est infirme et fort grasse ; M. de Sade est devenu obèse, comme Falstaff, et aucun attrait sexuel ne peut plus rapprocher ces deux êtres. Celui des deux époux qui a désormais besoin d’être soutenu, c’est la femme. Elle est trop faible et trop détachée du monde pour accomplir une mission de protection dont elle connaît les travaux et qu’elle ne doit plus qu’à ses enfants. Elle n’attend plus rien pour elle-même, et, comme tous les êtres qui ont eu, si peu que ce fût, tout leur lot de bonheur dans le passé, elle ne songe point à recommencer à vivre. Or cet homme sort bien vivant du cachot où elle allait encore pleurer avec lui, mais par habitude et sans risques. Il veut recommencer, lui, et la marquise le sait fort capable de le faire. Elle ne peut, même en pensée, envisager cela. Du reste la société où elle a vécu tombe en ruines ; elle n’y a plus de rang à garder ou de gageure à soutenir : la châtelaine est devenue une nonne. Cette recluse a vu apparaître un fantôme à la fenêtre de sa cellule : elle s’est détournée de l’apparition et a reviré vers la ténèbre.

La transformation morale de madame de Sade commence avec son