le bon et le mauvais avec le même naturel et qui n’ont pas besoin de
nous leurrer sur le vice des institutions, la nonchalance égoïste des
clercs, la corruption ou la complaisance des grands, la prudence sournoise
des bourgeois, la cupidité craintive des humbles et la parfaite tranquillité
que la plupart des consciences goûtent dans l’injustice, pour rendre le
passé aimable. Il n’est pas jusqu’au mal que la famille du marquis et
le marquis lui-même disent des gens de mon pays que je n’aie pris en
bonne part pour le mélange de perspicacité maligne et de maltalent
qu’on y trouve.
Mais au fil des jours et des ans les gestes et les propos journaliers se brouillent ou se juxtaposent comme le vers d’une chanson le fait à l’écho du vers précédent et le temps apporte son démenti patient et continu aux passions. C’est trop d’un quart de siècle pour lasser tous les partis pris, corrompre toutes les affections, épuiser tous les désirs ou leurrer les penchants tenaces par des substitutions d’objets. Cette chronique écrite pour rester secrète rend infiniment plus sensible que ne le ferait un ouvrage prémédité de l’esprit l’étonnant mélange de ténacité et de distraction qui est le propre de l’âme humaine, et elle me confirme dans la pensée qu’il est possible d’établir l’histoire de toutes les consciences sur une seule constante : la volonté de se complaire dans la douleur ou celle de l’oublier. Cependant les ressorts ne cessent de jouer, ignorants de leur propre usure ; les voix qui parlaient le plus haut deviennent des chuchotements ou des murmures ; les contours des figures les mieux accusés s’estompent ; les sentiments qui unissaient deux cœurs se dissocient ; le vide se fait autour de chaque être et en lui-même ; tout tombe dans la lassitude et dans l’oubli et la cupidité du bien prochain, c’est-à-dire la seule chose qui ne se démente pas, se renouvelle sans cesse. Chaque créature meurt au jour le jour, et l’image que nous en donne un lambeau de papier jauni par le temps est peut-être plus pathétique que le souvenir qu’elle avait laissé dans la mémoire de ceux qui l’ont connue.
Si l’on excepte celles du marquis, et parfois de Rousset, on ne trouve aucune exagération verbale dans ces lettres. Les passions y sont dépourvues de lyrisme et ne s’y étalent pas en surface ; les âmes sont ou veulent paraître peu sensibles. La lutte pour la considération et l’honneur que les proches de M. de Sade ont engagée contre lui ne donne lieu à aucune déclamation contre le vice ; il n’entre point d’exaltation dans les desseins les plus fermes, point de pitié pour les victimes qu’il faut sacrifier au