tout à coup, la place des exécutions s’est mise positivement sous nos fenêtres
et le cimetière des guillotinés dans le beau milieu de notre jardin. Nous en
avons, mon cher ami, enterré dix-huit cents, en trente-cinq jours, dont un
tiers de notre malheureuse maison[1]. Enfin mon nom venait d’être mis
sur la liste et j’y passais le onze, lorsque le glaive de la justice s’est appesanti
la veille sur le nouveau Sylla de la France. De ce moment, tout s’est
adouci et, par les soins aussi ardents qu’empressés de l’aimable compagne
qui partage mon cœur et partage ma vie depuis cinq ans, j’ai été enfin
délivré le vingt-quatre vendémiaire dernier…… Mais où diable avez-vous
donc été, mon cher avocat ? Votre lettre ne me dit nullement si votre
retraite a été forcée ou volontaire, et je vous prie de me l’expliquer quand
vous pourrez. Vous ne me dites pas non plus quel est le Goupilleau que
vous attendez ; s’il n’est pas encore parti, j’aurais pu le voir et lui parler
de vous. Ma détention m’a donné maintenant quelques amis dans la Convention
et je serai toujours bien flatté d’en profiter pour vous. Mon amie,
animée des mêmes sentiments que moi, et qui connaît aussi quelques députés,
brûle également de vous être bonne à quelque chose. Ordonnez-nous à l’un
et à l’autre. Il y a deux Goupilleau à la Convention, et vous ne dites pas
quel est celui qui doit avoir affaire à vous[2]. Il est affreux qu’on ait vendu
votre récolte. En vérité, tous ces gens-là ont bien agi avec nous comme
l’auraient fait des antropophages……
Je vous félicite bien sur ce que madame votre épouse et vos chers enfants sont libres. Allons, courage, tout va se rétablir en détail et nous ne penserons plus à nos maux que pour en faire frémir nos neveux……
J’ai appris avec bien du regret la mort de notre ami Reinaud. Je l’ai pleuré bien sincèrement. Je vais reprendre l’affaire des dommages et intérêts de mon pillage de la Coste……
Je crois qu’en voilà assez long pour une première, mais il fallait bien réparer le temps perdu et se féliciter surtout de se retrouver. C’est, je puis bien vous l’assurer, un des événements pour moi que j’ai regardé comme le plus agréable depuis bien longtemps, car il était très possible enfin, sous le règne de l’injustice que l’un de nous deux y restât. Mandez-moi la liste des victimes de votre canton, au moins ceux que je connais.
Je n’ai aucune nouvelle de mes tantes ni de mes cousines……
- ↑ Le nombre des victimes de la Terreur, à Paris, a été de deux mille six cent vingt-sept ; mais les exécutions en série ont eu lieu surtout après le 25 prairial an II, c’est-à-dire après le transfert de la guillotine à la « Barrière du Trône renversé », sur la plainte des voisins de la place de la Révolution incommodés par l’odeur du sang. Pour parer à un nouvel inconvénient de ce genre, un trou cubique fut creusé sous la machine. Mille trois cent six suppliciés de la place du Trône sont enterrés dans le cimetière privé de l’Oratoire, 35, rue de Picpus.
- ↑ Philippe Charles Aimé Goupilleau, dit « de Montaigu », et J.-Fr. Goupilleau de Fontenay. C’est du premier, qui a été, à deux reprises, chargé de mission en Vaucluse, qu’il s’agit.