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MARQUIS DE SADE — 1791
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méfierai ! Il suffit de connaître cette engeance pour apprendre à la mépriser comme elle doit l’être. Oh ! non, non, nous sommes loin des coulisses et rien de si vertueux que mon petit ménage ! D’abord pas un mot d’amour ; c’est tout uniquement une bonne et honnête bourgeoise, aimable, douce, spirituelle, qui, séparée de son mari, négociant en Amérique, a bien voulu se charger de ma petite maison. Elle mange avec moi la modique pension que son mari lui fait ; je la loge et la nourris. Voilà le seul agrément actuel qu’elle y trouve. À la vérité, si elle s’attache à moi, afin de l’engager à prolonger ma vie, à chaque lustre je lui ferai une petite rente, manière adroite dont je l’intéresse à mes jours et dont, par égoïsme même, elle va se trouver la conservatrice, mais de bagatelle pas un mot. Pouvais-je vivre seul, entouré de deux ou trois valets qui m’eussent pillé, peut-être tué ? N’était-il pas essentiel de mettre un individu sûr entre ces coquins-là et moi ? Puis-je écumer mon pot, compter le livre de mon boucher quand je suis enfoncé dans mon cabinet au milieu de Molière, Destouches, Marivaux, Boissy, Regnard, que je regarde, considère, admire, et que je n’atteins jamais ? Ne me faut-il pas d’ailleurs un être à qui je puisse lire tout chaud ? Eh bien ! ma compagne remplit tous ces objets ; Dieu me la conserve, malgré l’étonnante cabale qui travaille sang cesse à me l’enlever ! Tout ce que je crains, c’est qu’impatientée de tant de sourdes manœuvres montreuilliques, la pauvre créature ne se dégoûte, ne s’ennuie, et ne me laisse là……

M. Gaufridy n’ayant pas pu m’envoyer toute mon affaire ce quartier-ci et votre lettre de crédit étant près d’expirer, j’ai mieux aimé la toucher que de la perdre, et, à ce sujet, nouvelles scènes avec votre M. Baguenaut, l’un des hommes les moins honnêtes et les moins obligeants qu’il y ait sans doute à Paris. C’était de onze cents livres dont j’avais besoin et qui me revenaient à peu près par nos comptes avec Gaufridy ; j’ai demandé cent livres de plus à votre Baguenaut qui m’a d’abord envoyé f. f. sur ce premier article. Pour seconde grâce, je lui ai demandé, au moins, de l’argent et non des assignats ; à cette importune question, l’honnête Baguenaut m’a prié de m’adresser dorénavant ailleurs que chez lui, parce que ma pratique l’ennuyait ; un laquais enfin aurait été moins mal reçu que moi. À peine ai-je été entré chez lui que, sans se déranger et marmottant tout bas de m’asseoir, monsieur s’est mis à déjeuner. Assurément, je n’avais que faire de son déjeuner, car je venais de faire le mien, mais, dans toute société honnête, ou l’on attend que la personne qui nous parle ait fini pour se mettre à baffrer, ou on lui en offre. Baguenaut a baffré sans offrir et a tout refusé sans rougir……

J’ai parcouru l’Italie, la Hollande, l’Allemagne avec des lettres de change et de crédit, et les banquiers sur lesquels elles étaient adressées devenaient, de ce moment, le seul dans leur ville, mes soutiens et mes sociétés. Je n’en sortais jamais sans être invité à dîner. Ici pas seulement une simple politesse d’usage. Je vous assure que je trouve cela fort extraordinaire et je n’aime point du tout vos Baguenauts.

Quoi qu’il en soit, renvoyez-moi toujours une lettre nouvelle de crédit,