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MARQUIS DE SADE — 1783
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qui en sont cause. L’oculiste Grandjean le soigne, mais les remèdes qu’il lui donne ne font point d’effet et l’homme de l’art, à dire vrai, n’y comprend rien. Les gardiens pensent que c’est un jeu de la part du captif, mais il est très possible, écrit la marquise, que cela ne soit pas. Au fait M. de Sade se plaint encore de ses yeux longtemps après sa sortie de prison. Il exagère peut-être, mais il ne feint pas.

Le marquis ne met aucune suite dans ses manières. Un beau jour il s’apaise, allant jusqu’à louer ses geôliers, et cette platitude produit un effet incroyable ; le lendemain il recommence ses invectives contre les auteurs de son emprisonnement, et cela détruit tout. La foudre est tombée sur le donjon de Vincennes, mais elle n’a fait que quelques trous aux murs pour le passage des souris. Quand le captif sortira-t-il ? Sa femme attend ce jour, le veut, y travaille et se désole. Le bonheur viendra quand elle n’y pensera plus et qu’il ne sera plus en ses moyens de le goûter.

Elle goûte du moins quelques consolations auprès de ses enfants, bien qu’elles soient assez mêlées. L’aîné est plus grand qu’elle, mais il est sujet à des accès de fièvre rouge ; la fille est tardive en tout et l’on ne voit pas encore ce qu’elle sera, quoi que puissent promettre les dames de Sainte-Aure ; le chevalier est aussi grand et plus gros que son frère. Ses preuves de noblesse ont été reçues, en dépit de l’insouciance de son oncle le commandeur qui honore chacun de son silence. Il a manqué par sa négligence les deux grands prieurés de Toulouse et de Saint-Gilles, et comment exiger d’un homme qui ne se remue pas pour lui-même qu’il le fasse pour les autres ? On le respecte pour l’argent qu’il a et pour le bien qu’il pourrait faire de son vivant à son petit neveu ; le plus sage est de se taire.

Toute la famille a d’ailleurs adopté la règle du silence et la marquise n’a pas plus de relations avec les proches de son mari qu’avec le Grand-Turc. Les deux tantes religieuses encore vivantes, la tante Villeneuve ne donnent point signe de vie et il faut pour les tirer de leur sommeil quelque occasion de vanité, de profit ou de gourmandise. La marquise consent à ce qu’on leur accorde ce qui leur met le cœur en joie : un lapin, des perdrix, de l’huile, de la déférence à leurs rogatons. Ce sont des misères.

Au vrai la dame a trop besoin d’argent pour qu’on la recherche sans nécessité. Le marquis ne cesse de jeter ses notes de dépenses au travers des calculs de sa femme. Gaufridy, les régisseurs locaux et les