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LA MÈRE DE DIEU.

— Viens, Sukalou, dit Jehorig en riant. Allons, viens ! Pas tant de luttes. Ne te prive donc pas de toute jouissance terrestre, que diable ! »

Il le prit par le bras et l’entraîna ; mais celui-ci se défendit avec dignité, fermant les yeux et murmurant une prière, comme pour repousser la tentation.

« Voyez, soupira enfin Sukalou en se tournant vers les assistants, voyez : les privations m’ont affaibli au point que je suis vaincu par un enfant. »

Il prit place à table et se prépara rapidement une énorme tartine de fromage.

« J’obéis. Je mange. Vous voyez que je mange. Vous permettrez cependant que je ne perde pas trop de temps à cette occupation indigne d’un enfant de la lumière. »

Il avalait gloutonnement de formidables bouchées. Il se prépara une seconde tartine, puis une troisième, et il mangeait, et il avalait avec une telle prestesse, que les assiettes furent vides en un clin d’œil.

« Qu’est-ce qui nous distingue de la bête ? murmura Sukalou lorsqu’il eut fini et englouti jusqu’aux dernières miettes. Ah oui ! vous êtes les élus de Dieu, vous ! Vous m’avez sauvé la vie, vraiment. Il est sûr que du fromage, c’est un peu indigeste pour l’estomac d’un homme qui jeûne toujours et qui ne vit que de privations.

— Tu as un fort bon estomac, remarqua Jehorig.

— Comment aurais-je un bon estomac ? » repartit Sukalou aspirant une prise derrière sa main à demi fermée.

Il eut l’air subitement triste.