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Le capitulant fit un geste d’impatience. — Il faut vous dire, monsieur, reprit-il gravement, que c’est un vieillard de plus de cent ans, un homme bien étrange, bien expérimenté, d’un bien grand esprit, seulement un peu bavard maintenant, comme on l’est quand on vit trop vieux ; il rit sans motif, il lui arrive même de pleurer sans motif ; il est tombé en enfance.

Là-dessus, le centenaire était déjà au milieu de nous : un petit homme agile avec des jambes branlantes, une poitrine étriquée, un cou jaune desséché, qui n’avait de vivant dans sa figure racornie que ses petits yeux gris, enfoncés dans leurs orbites, d’où ils semblaient tout guetter et tout aspirer avec avidité. Il avait de bonnes bottes, un pantalon bien épais, une ample fourrure de mouton assez sale et un bonnet en peau de chat de trois couleurs ; il serrait dans ses bras un traversin rayé de rouge, et parlait si vite avec sa bouche édentée qu’on ne le comprenait pas toujours. — Ah ! je vous tiens, mes petites anguilles ! s’écria-t-il avec un petit rire ; — puis je l’entendis se plaindre de quelque chose que je ne pus saisir ; enfin il vint s’asseoir à côté du capitulant. Ses yeux firent le tour de la société, s’arrêtant successivement sur chacun de nous ; lorsqu’il fut arrivé à moi, il avança son cou ridé, haussa les sourcils, se leva, s’inclina trois fois, et se rassit.

— Monsieur se demande peut-être qui est ce bonhomme, murmura-t-il d’une voix à peine intelligible. Je suis un homme très vieux, qui a perdu tous les siens. Tel que vous me voyez, je suis seul sur la terre.