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vi
PROLOGUE.

Ce fut comme un écho lointain de ces jours monotones de la création, quand soudain il se leva un vent très fort qui vint en mugissant rouler ses vagues invisibles entre les lourdes cimes, faisant frissonner les aiguilles des pins et ployer les hautes herbes qui s’inclinaient sur son passage.

Le vieux garde s’arrêta, ramena ses cheveux blancs que la bise avait ébouriffés, et se mit à sourire. Au-dessus de nous, dans l’éther bleu, se montrait un aigle. Le garde s’abrita les yeux d’une main et regarda l’oiseau en fronçant ses épais sourcils, puis d’une voix dolente : — Voulez-vous tirer ? dit-il.

— À cette distance ? Merci !

— La tempête le rabat vers nous, murmura le vieux forestier, qui restait immobile.

Il ne se trompait pas, le point noir ailé grossissait de seconde en seconde, déjà je voyais briller le plumage. Nous gagnâmes une clairière entourée de pins sombres, parmi lesquels se détachaient comme des squelettes quelques rares bouleaux blancs.

L’aigle tournoyait sur nos têtes.

— Eh bien, monsieur, c’est le moment de tirer.

— À toi, mon brave.

Le garde ferma les yeux, clignota un moment, souleva son vieux fusil rouillé et l’arma.

— Faut-il décidément ?…

— Sans doute, moi je serais sûr de le manquer.

— À la grâce de Dieu !

Il épaula d’un air délibéré, un éclair jaillit, la forêt répercuta sourdement la détonation. L’aigle battit des ailes, un instant il parut encore soulevé par l’air, puis il tomba lourdement comme une