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peut s’empêcher de rire. Malgré tout, on a envie de rire ; le froid vous chatouille avec une persistance cruelle.

Tout se gèle. Les pensées se suspendent en glaçons sous le crâne, l’âme se fige, le sang tombe comme la colonne de mercure. On ne raisonne plus, on n’a plus de sentiments humains, la morale n’est plus qu’un frimas dans vos cheveux, les forces élémentaires se réveillent en vous. Comme on s’emporte lorsqu’un clou indocile ne veut pas entrer dans un mur, comme on lui écrase la tête d’un grand coup de marteau en l’accablant d’injures ! Ici la lutte est muette, sérieuse, patiente, presque résignée. Cette vie que nous aimons et qu’il s’agit de disputer à l’ennemi est engourdie, on est devenu pierre, glaçon, quelque chose qui résiste par sa force d’inertie.

Un rideau blanc nous cache nos chevaux. Le traîneau nous emporte comme une barque sans rames et sans voiles ; il semble par moments immobile. L’ouragan hurle toujours, la tourmente nous enveloppe ; le temps et l’espace ont cessé d’exister pour nous. Avançons-nous ? restons-nous en place ? fait-il nuit ? fait-il jour ?

Lentement les nuages glissent du côté du couchant. Les chevaux ronflent, ils redeviennent visibles, on aperçoit leurs dos chargés de neige. Cela tombe à flocons pressés et s’amoncelle devant nous en couche épaisse, mais au moins on y voit de nouveau, et l’on peut avancer. L’ouragan ne fait plus que râler et se roule sur le sol en gémissant, les