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était un mal. Drôle d’homme ! Je vous en parlerai une autre fois. Je mettais donc dans ma torba[1] un morceau de pain, du fromage, et de l’eau-de-vie dans ma gourde, et je partais. Parfois nous nous couchions sur la lisière de la forêt ; Irena allait fouiller dans un champ, rapportait une brassée de pommes de terre, allumait un grand feu et les faisait cuire dans la cendre. On mange ce qu’on a. Lorsqu’on rôde ainsi dans la forêt noire, silencieuse, où l’on rencontre le loup et l’ours, où l’on voit nicher l’aigle, — que l’on respire cet air pesant, froid, humide, chargé d’âpres senteurs, — qu’on a pour s’attabler une souche d’arbre, pour dormir une caverne, pour se baigner un lac aux eaux sombres et sans fond, qui ne se ride jamais et dont la surface lisse et noire boit les rayons du soleil comme la lumière de la lune, — alors il n’y a plus de sentiments, on n’éprouve que des besoins : on mange par faim, on aime par instinct.

Le soleil se couche ; Irena s’est mis en quête de champignons. Une paysanne est assise sur le sol ; sa jupe bleue fanée ne cache pas ses petits pieds couverts de poussière. La chemise a glissé à moitié de ses épaules ; retenue par la ceinture, elle entr’ouvre ses plis. Tout à l’entour, l’air est parfumé des émanations du thym. Accoudée sur ses genoux, elle appuie la tête dans ses deux mains. Un lampyre s’est posé sur ses cheveux noirs, qui s’échappent de dessous son foulard couleur de feu et lui retombent sur

  1. Espèce de havre-sac.