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et puis… enfin on sait ce que c’est. Nous vivions ainsi avec nos voisins, et moi, j’étais fier de ma femme lorsqu’ils buvaient dans ses souliers et faisaient des vers en son honneur ; mais elle avait une manière de regarder les gens : « vous perdez votre peine ! » — Au reste nous préférions être seuls.

Ces grandes propriétés, voyez-vous, on y a ses soucis et l’on a ses joies. Elle voulut se mêler de tout. Nous allons gouverner nous-mêmes, me dit-elle, pas nos ministres ! Les ministres, c’était d’abord le mandataire Kradulinski, un vieux Polonais, drôle d’homme ! Il n’avait pas un cheveu sur la tête et jamais un compte en règle, — puis le forestier Kreidel, un Allemand, comme vous voyez ; un petit homme avec des yeux percés à la vrille et de grandes oreilles transparentes et un grand lévrier également transparent. Ma femme surveillait l’attelage ; je crois qu’au besoin elle n’eût pas craint d’user du fouet. Et nos paysans, il fallait les voir quand nous allions aux champs ! — « Loué soit Jésus-Christ ! — En toute éternité, amen ! » d’un ton si joyeux ! Le jour de la fête des moissonneurs, notre cour était pleine ; ma femme se tenait debout sur l’escalier, ils venaient déposer la couronne d’épis à ses pieds. C’étaient des jubilations ! On lui présentait un verre de brandevin : — À votre santé ! — et elle le vidait. — Ils baisaient le bas de sa robe, monsieur…

Elle montait aussi à cheval. Je lui présentais la main, elle y posait le pied, et était en selle. Elle se coiffait alors d’un bonnet de Cosaque ; la houppe dorée dansait sur sa nuque, le cheval hennissait et