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démarche de reine ; ses tresses ne pendaient plus derrière le dos, elles étaient relevées et lui formaient comme un cercle d’or ; elle marchait avec une aisance adorable, se balançait, imprimait à sa robe des ondulations qui vous ensorcelaient. La foire allait son train ; c’était un tapage ! les paysans qui trottent dans leurs lourdes bottes, les Juifs qui s’élancent, perçant la foule, tout cela criaille, se lamente, rit ; les gamins ont acheté des sifflets, et ils sifflent. Pourtant elle m’a vu tout de suite. Moi, je prends mon courage à deux mains, je cherche autour de moi, et je me dis : Tu vas lui offrir ce soleil… Je vous demande pardon, c’était un soleil en pain d’épice, magnifiquement doré ; il me frappait de loin, il ouvrait de grands yeux comme notre curé lorsqu’il doit enterrer quelqu’un pour rien. Bon ! J’ai donc de l’audace comme un vrai diable, j’y vais, je donne ma pièce blanche, tout ce que j’avais sur moi, et j’achète le soleil ; puis, à grandes enjambées, je rattrape la demoiselle par un pan de sa robe, — c’était inconvenant, mais voilà comment on est quand on est bien épris, — je l’arrête donc, et je lui présente mon soleil. Que croyez-vous qu’elle fit ?

— Elle vous dit merci ?

— Merci ! Elle éclate de rire à mon nez, son père aussi éclate, et sa mère, et ses sœurs, et ses cousines, tous les Senkov ensemble se tiennent les côtes. Je me crois encore au ravin avec l’ours ; je voudrais m’enfuir, mais j’ai honte, et les Senkov rient toujours. Ils sont riches ; nous, nous étions à peu près