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— Non, certainement.

— Eh bien ! vous voyez, frère, s’écria-t-il plein de reconnaissance ; mais faites donc entendre raison à ceux-là ! — Il tira de son gousset une pierre, y déposa un fragment d’amadou, et se mit à battre le briquet avec son couteau de poche.

— Cependant le Juif vous appelle un homme dangereux.

— Ah ! oui… — Il regarda la table en souriant dans sa barbe. — L’ami Mochkou veut dire : pour les femmes. Avez-vous remarqué comme il a renvoyé la sienne ? Ça prend feu si facilement…

L’amadou aussi prenait feu ; il le mit dans la pipe, et bientôt il nous enveloppa de nuages bleuâtres. Il avait modestement baissé les yeux, et souriait toujours. Je pus l’examiner à loisir. C’était évidemment un propriétaire, car il était fort bien mis ; sa blague à tabac était richement brodée, il avait des façons de gentilhomme. Il devait être des environs ou du moins du cercle de Kolomea, car le Juif le connaissait ; il était Russe, il venait de le dire, — pas assez bavard d’ailleurs pour un Polonais. C’était un homme qui pouvait plaire aux femmes. Rien de cette pesante vigueur, de cette lourdeur brutale qui chez d’autres peuples passe pour de la virilité : il avait une beauté noble, svelte, gracieuse ; mais une énergie élastique, une ténacité à toute épreuve, se

    le Polonais n’a été et ne sera jamais le frère du Russe). À leur tour, les Petits-Russiens disent : Tcho Lakh, to vrakh (un Polonais, c’est dire, un ennemi).