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mais passionnés, entre la veille et le lendemain il y avait un monde. Marcella était pâle, ses grands yeux humides demeuraient presque constamment fixés sur le sol. Le comte, assis près d’elle, lui lisait le dernier acte de Faust, la tragique aventure de la blonde Marguerite. Tout le monde comprit l’allusion, même le vieux paysan, qui appuyait le menton sur ses mains calleuses, et dont l’honnête figure exprimait un réel chagrin. — Eh bien ! qu’en penses-tu ? dit le comte lorsqu’il eut fini, en déposant le manuscrit sur les genoux de Marcella.

— Ce que je pense ? répondit la jeune fille sans lever les yeux. Que vous importe ce que j’en pense ?

— Il m’importe beaucoup de le savoir.

— Comment voulez-vous ?… moi, une pauvre fille…

— Je t’en prie, dis-moi ta pensée.

Tout à coup elle se redressa, et lui lança un regard ferme, presque hautain. — Soit, je veux vous la dire, — sa voix vibrait douloureusement, — votre Faust, qui est si savant et que rien ne peut satisfaire, me semble un grand sot, et sa conduite envers la pauvre Marguerite est d’un misérable… Oh ! ne riez pas, je m’entends… Voilà un homme qui voudrait être un des rois de la terre et presque un dieu, et que trouve-t-il pour montrer sa puissance ? il écrase une pauvre âme… Je m’explique peut-être mal…

— Va, je t’ai comprise, dit le comte, c’est tout ce qu’il faut ; mais tu t’échauffes comme si j’étais moi-même ce Faust.