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glauque avait envahi le fromage que Mochkou m’apporta ; sa femme était assise derrière le poêle, en robe de chambre jaune à ramages vert-pré, occupée à bercer son enfant vert pâle. Du vert-de-gris sur la peau chagrine du Juif, autour de ses petits yeux inquiets, de ses narines mobiles, dans les coins aigres de sa bouche, qui ricanait ! Il y a de ces visages qui verdissent avec le temps comme le vieux cuivre.

Le buffet me séparait des consommateurs, qui étaient groupés autour d’une table longue et étroite, pour la plupart des paysans des environs ; ils conversaient à voix basse en rapprochant leurs têtes velues, tristes, sournoises. L’un me parut être le diak (le chantre d’église). Il tenait le haut bout, maniait une large tabatière, où il puisait seul pour ne point déroger, et faisait aux paysans la lecture d’un vieux journal russe à moitié pourri, aux reflets verts ; tout cela sans bruit, gravement, dignement. Au dehors, la garde chantait un refrain mélancolique dont les sons semblaient venir de très loin : ils planaient autour de l’auberge comme des esprits qui n’osaient pénétrer au milieu de ces vivants qui chuchotaient. Par les fentes et les ouvertures, la mélancolie s’insinuait sous toutes les formes, moisissures, clair de lune, chanson ; mon ennui aussi devenait de la mélancolie, de cette mélancolie qui caractérise notre race, et qui est de la résignation, du fatalisme. Le chantre était arrivé aux morts de la semaine et aux cours de la bourse, quand tout à coup on entendit au dehors le claquement d’un