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Nous arrêtâmes ; mais le passeport ! Mes papiers, à moi, étaient en règle ; personne ne s’était inquiété de mon Souabe. Il était là sur son siège comme si les passeports eussent été encore à inventer, faisait claquer son fouet, remettait de l’amadou dans sa pipe. Évidemment ce pouvait être un conspirateur. Sa face insolemment béate semblait provoquer les paysans russes. De passeport, il n’en avait point ; ils haussèrent les épaules. — Un conspirateur ! fit l’un d’eux.

— Voyons, mes amis ! regardez-le donc.

Peine perdue ! — C’est un conspirateur.

Mon Souabe remue sur sa planche d’un air embarrassé ; il écorche le russe, rien n’y fait. La garde rurale connaît ses devoirs. Qui oserait lui offrir un billet de banque ? Pas moi. On nous empoigne et l’on nous conduit à l’auberge la plus proche, à quelque cent pas de là.

De loin, on eût dit des éclairs qui passaient devant la maison : c’était la faux redressée en baïonnette d’une sentinelle. Juste au-dessus de la cheminée se montrait la lune, qui regardait le paysan et sa faux ; elle regardait par la petite fenêtre de l’auberge et y jetait ses lumières comme de la menue monnaie, et emplissait d’argent les flaques devant la porte, pour faire enrager l’avare juif, — je veux dire l’aubergiste, qui nous reçut debout sur le seuil, et qui manifesta sa joie par une sorte de lamentation monotone. Il dandinait son corps à la façon des canards ; s’approchant de moi, il me fit d’un baiser une tache sur la manche droite, puis sur la gauche également,