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Le vieillard couvrit de ses mains sèches et brunes son visage sillonné de rides profondes, et parut s’oublier lui-même dans une vague rêverie.

— Tu viens de me dire, repris-je, ce que la vie t’a enseigné. Ne veux-tu me dire maintenant la conclusion ?

— J’ai entrevu la vérité, s’écria l’errant, j’ai compris que le vrai bonheur est dans la science, et qu’il vaut encore mieux renoncer à tout que lutter pour jouir. Et j’ai dit : je ne veux plus verser le sang de mes frères ni les voler ; j’ai quitté ma maison et ma femme pour courir les chemins. Satan est le maître du monde ; c’est donc un péché d’appartenir à l’Église ou à l’État, et le mariage aussi est un péché capital… Six choses constituent le legs de Caïn : l’amour, la propriété, l’état, la guerre, le travail, la mort, — le legs de Caïn le Maudit, qui fut condamné à être errant et fugitif sur la terre. Le juste ne réclame rien de ce legs, il n’a point de patrie ni d’abri, il fuit le monde et les hommes, il doit errer, errer, errer… Et quand la mort vient le trouver, il faut qu’il l’attende avec sérénité, sous le ciel, dans les champs ou dans la forêt, car l’errant doit mourir comme il a vécu, en état de fuite… Ce soir, j’ai cru sentir les approches de la mort, mais elle a passé à côté de moi, et je vais me remettre en route et suivre ses traces.

Il se leva, prit son bâton.

— Fuir la vie est le premier point, dit-il, et une expression de charité céleste illumina ses traits, souhaiter la mort et la chercher est le second.

Il me quitta et disparut bientôt dans le taillis.

Je restai seul, pensif ; la nuit se fit autour de moi.