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Et pourtant chacun court après ce vain mirage, et il ne peut en définitive qu’assurer sa vie. Mais crois-moi, ce n’est pas la privation qui fait notre misère, c’est cette attente éternelle d’un bonheur qui ne vient pas, qui ne peut jamais venir. Et qu’est-ce que ce bonheur qui, toujours à portée de la main et toujours insaisissable, fuit devant nous depuis le berceau jusqu’à la tombe ? Peux-tu me le dire ?

Je secouai la tête sans répondre.

— Qu’est-ce donc que le bonheur ? continua le vieillard. Je l’ai cherché partout où s’agite le souffle de la vie. Le bonheur, n’est-ce pas la paix, qu’en vain nous poursuivons ici-bas ? N’est-ce pas la mort ? la mort qui nous inspire tant d’effroi ? Le bonheur ! qui ne l’a cherché tout d’abord dans l’amour, et qui n’a fini par sourire tristement au souvenir de ses joies imaginaires ! Quelle humiliation de se dire que la nature n’allume en nous ce feu dévorant que pour nous faire servir à l’accomplissement de ses obscurs desseins ! Elle se soucie bien de nous ! À la femme, elle a départi tant de charmes, afin qu’elle puisse nous réduire sous son joug et nous dire : Travaille pour moi et pour mes enfants !… L’amour, c’est la guerre des sexes. Rivaux implacables, l’homme et la femme oublient leur hostilité native dans un court moment de vertige et d’illusion pour se séparer de nouveau plus ardents que jamais au combat. Pauvres fous qui croyez sceller un pacte éternel entre ces deux ennemis, comme si vous pouviez changer les lois de la nature et dire à la plante : Fleuris, mais ne te fane pas, et garde-toi de fructifier !… Il se prit à sourire, mais sans amertume ni