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errer jusqu’au jour où je serai libéré de la vie… Moi aussi, j’ai vécu, j’ai follement joui de l’existence. J’ai possédé tout ce que peut embrasser le désir insatiable de l’homme, et j’en ai reconnu le néant. J’ai aimé et j’ai été bafoué, foulé aux pieds quand je me livrais tout entier, adoré quand je me jouais du bonheur des autres, — adoré comme un Dieu ! J’ai vu cette âme que je croyais sœur de la mienne et ce corps que mon amour tenait pour sacré, je les ai vus vendus comme une vile marchandise. J’ai trouvé ma femme, la mère de mes enfants, dans les bras d’un étranger… J’ai été l’esclave de la femme et j’ai été son maître, et j’ai été comme le roi Salomon, qui aimait le nombre… C’est dans l’abondance que j’avais grandi, sans me douter de la misère humaine ; en une nuit s’écroula l’édifice de notre fortune, et lorsqu’il fallut enterrer mon père, il n’y avait pas de quoi payer le cercueil. Pendant des années, j’ai lutté, j’ai connu le chagrin et les noirs soucis, la faim et les nuits sans sommeil, l’angoisse mortelle, la maladie. J’ai disputé à mes frères les biens terrestres, opposant la ruse à la ruse, la violence à la violence, j’ai tué et j’ai été moi-même à deux pas de la mort, tout cela pour l’amour de cet or infernal… Et j’ai aimé l’état dont j’étais citoyen et le peuple dont je parle la langue, j’ai eu des dignités et des titres, j’ai prêté serment sous le drapeau et je suis parti pour la guerre plein de colère et d’ardeur, j’ai haï, j’ai assassiné ceux qui parlaient une autre langue, et je n’ai recueilli que honte et mépris…

… Comme les enfants de Caïn, je n’ai point ménagé la sueur de mes frères, ni hésité à payer de leur