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LA PÊCHEUSE D’AMES.

tailles. Il cirait une paire de grandes bottes. C’était Tarass, le vieux cosaque qui l’avait portée sur ses bras quand elle était encore dans ses langes, et qui l’avait balancée sur ses genoux, au temps où, avec ses cheveux flottants, elle voltigeait dans toute la maison.

Le grand homme maigre, à la chevelure grise et à la moustache ébouriffée, sourit aussitôt qu’il l’aperçut, et ses traits, habituellement sévères et durs comme le bronze, prirent une expression touchante d’amour et de dévouement.

« Tarass, veux-tu me rendre un service ? dit la petite enchanteresse.

— Tous les services.

— Même contre la volonté de mes parents ?

— Même contre leur volonté.

— Alors, je t’en prie, porte-moi tout de suite cette lettre au lieutenant Jadewski, et, s’il peut venir dans l’après-midi, attends-le à la porte et ne le conduis pas dans la maison, mais amène-le-moi tout de suite dans le jardin.

— Savez-vous quelque chose, mademoiselle, dit Tarass d’un air fin, c’est que je le ferai plutôt entrer tout de suite par la petite porte ; il arrivera dans le parc sans même être aperçu.

— Oui, fais cela, mon cher, mon gentil petit Tarass.

— Pour vous, je me battrais avec le monde entier, s’il le fallait, » répondit le vieux cosaque.

Le ciel favorisa Anitta cet après-midi-là. Il était clair, sans nuages, et le soleil remplissait de sa chaude lumière d’or le jardin où Anitta s’était adroitement esquivée. La charmante enfant se tenait cachée dans le fourré comme une biche craintive. À travers les branches dépouillées des chênes, des hêtres et des bouleaux, à travers le sombre petit bois de sapins et les troncs entourés de lierre, elle regardait la petite porte au bout du parc. Enfin, elle aperçut les brillantes couleurs d’un uniforme, et Zésim s’avança.

Anitta courut à sa rencontre et lui saisit les mains. Ses yeux brillaient d’une joie céleste.

« Ne me jugez pas trop vite ; vous vous tromperiez ; dit-elle, j’avais besoin de vous parler pour différentes raisons.

— Je vous remercie, mademoiselle, répondit Zésim, vous me rendez bien heureux, et je me demande seulement en quoi je mérite tant de bonté.

— Il n’y a pas là de mérite, je crois, dit Anitta, cela vient de soi-même, ou pas du tout. »