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LA PÊCHEUSE D’AMES.

l’engagea dans une ennuyeuse conversation politique et économique. À un moment, il put adresser la parole à Anitta ; elle ne lui répondit qu’en hésitant et par monosyllabes. Mme Oginska vit un nuage de mécontentement sur le front de Soltyk. Aussi, quand le comte fut parti et qu’Anitta fut rentrée chez elle pour se coucher, elle vint doucement dans la chambre de sa fille, s’assit sur le bord du lit et se mit à la questionner.

« Heureuse enfant ! dit-elle tout bas, en baisant sa fille sur le front ; à peine entrée dans le monde, quelle conquête !

— Qui veux-tu dire, maman ?

— Qui ? Soltyk. Quel autre pourrait-ce être ? Tu ne penses pas, je suppose, au jeune officier ? »

Anitta rougit.

« Quelle idée !

— Ce serait de la folie que de gâter une si belle partie, continua Mme Oginska. Le comte est le plus brillant prétendant que tu puisses trouver. Il t’a peut-être déjà parlé de ses intentions ?

— Oui.

— Et toi… qu’as-tu dit ?

— Rien. »

Mme Oginska frappa ses mains l’une contre l’autre.

« Ah ! petite fille ! qu’as-tu donc dans la tête ? Ta poupée ?

— Jamais je n’aimerai Soltyk.

— Mon enfant, on se marie pour avoir une position dans le monde et non pas pour faire plaisir à son cœur. Une fois comtesse Soltyk, tu peux jouer un rôle, mener un grand train de vie. Ne rejette pas si légèrement ton bonheur ; sois raisonnable. »

Anitta garda le silence. Mme Oginska lui caressa les cheveux sur le front et lui donna un baiser sur son innocente bouche d’enfant.

« Oui, raisonnable, Anitta ; pour aujourd’hui, bonne nuit.

— Bonne nuit, maman. »

Quand Anitta se leva le lendemain, elle était beaucoup plus avisée, mais aussi plus résolue. Elle s’enferma dans sa chambre, jeta quelques lignes sur une feuille de papier rose, mit le cher petit billet dans la poche de sa kazabaïka, descendit tout doucement l’escalier, traversa la cour et gagna les bâtiments de derrière.

C’est là que se trouvait celui qu’elle cherchait, dans une grande chambre toute tapissée d’images de sainteté et de ba-