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LA PÊCHEUSE D’AMES.

comme fascinée par ses yeux sombres, dont elle commençait malgré elle à ressentir la fatale puissance. Elle avait peur de lui ; il lui inspirait une sorte de haine ; et, pourtant, il l’attirait et s’emparait de son imagination d’enfant.

« Vous avez quelque chose contre moi, Anitta, dit Soltyk à voix basse ; vous me fuyez, vous évitez mon regard.

— Non, certainement non ; comment ferais-je, d’ailleurs ?

— Vous ne voulez pas entendre que vous êtes belle, que vous êtes adorable, du moins quand c’est moi qui le dis.

— Vous êtes le premier qui me parle ainsi, répondit Anitta avec timidité et douceur (le sang lui était monté aux joues et elle pressait secrètement sa main contre son cœur) ; je ne suis pas habituée à de pareils compliments, comme les autres dames ; je les prends au sérieux et je me sens toute confuse.

— Pour moi aussi c’est sérieux, jamais je ne me permettrais de badiner avec vous.

— Je suis nouvelle pour vous, monsieur le comte, voilà tout. Dans deux jours vous penserez à autre chose.

— Jamais, Anitta, jamais ! vous m’avez fait une impression profonde, ineffaçable. Vous êtes la première jeune fille avec qui je trouve qu’il vaille la peine de causer. Vous m’avez complètement converti, et vous n’avez qu’à vouloir pour me mettre dans vos fers ou m’atteler à votre char de victoire.

— Je ne suis pas coquette.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire, il y a des chaînes qui sont sacrées… »

Anitta eut peur. La conversation prenait un tour auquel elle n’était pas préparée le moins du monde. Il lui était pénible d’éconduire Soltyk ; et se donner à lui, non, elle ne le pouvait pas ; elle sentait qu’elle n’était plus libre, que son cœur appartenait à un autre. D’ailleurs, quand il n’en eût pas été ainsi, elle n’aurait jamais pu aimer Soltyk, et la pensée de lui appartenir sans amour faisait horreur à sa délicatesse comme un péché.

Ce n’était pas une jeune fille à se laisser donner par ses parents.

« Vous ne me dites rien, Anitta, reprit le comte.

— Que puis-je vous dire ? Je suis si inexpérimentée, si sotte peut-être. »

Par bonheur pour elle, sa mère revint. Le comte se mordit les lèvres. Pour cette fois, l’occasion était perdue.

Il resta pour le thé, mais Oginski était revenu du Casino, et