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LA PÊCHEUSE D’AMES.

route, boueuse et sans fin, traversait un pays désert où il n’y avait rien à voir que des bandes de corneilles et des saules rabougris.

Dragomira arriva à midi, se chauffa un peu, ouvrit la lettre de l’apôtre, la lut deux fois avec la plus grande attention et la mit ensuite dans le poêle. Quand elle fut bien sûre qu’il n’en restait pas trace, elle entra tout doucement dans la chambre de la malade.

C’était une grande salle, où l’on ne voyait pas très clair, à cause des rideaux de couleur sombre qui étaient fermés. Il y régnait une odeur lourde et engourdissante.

Dragomira commença par tirer les rideaux et ouvrir la fenêtre.

« Le médecin l’a bien dit, murmura la vieille femme qui était auprès du lit, mais nous n’avons pas osé. »

La malade ouvrit les yeux, s’appuya sur le bras gauche et regarda Dragomira avec étonnement. C’était une femme d’environ quarante ans, maigre, aux joues creuses ; sa chevelure embrouillée avait des reflets rouges, et ses grands yeux gris hallucinés semblaient percer la jeune fille qui se tenait tranquillement devant elle.

« Qui êtes-vous ? demanda-t-elle.

— L’infirmière de Kiew.

— C’est bon. J’en suis bien aise. Et comment vous nommez-vous ?

— Sœur Warwara.

— Ah ! ce feu !…

— C’est la fièvre, dit Dragomira, mais vous allez vous trouver plus à votre aise, maintenant que j’ai ouvert la fenêtre.

— Je vous remercie ; la lumière fait du bien ; j’étais comme dans un tombeau. On ne m’enterrera pourtant pas vivante ? J’ai le temps de mourir. Faut-il donc que je meure ?

— J’espère qu’avec l’aide de Dieu nous triompherons de la maladie, répondit Dragomira.

— Oui, vous, c’est Dieu qui vous a envoyée, murmura Mme Samaky ; vous avez l’air de son ange. »

Elle saisit la main de Dragomira et la baisa, puis elle retomba sur ses oreillers et tourna son visage du côté de la muraille.

Dragomira renvoya la vieille et s’installa auprès du lit. Elle n’avait pour le moment qu’une seule chose devant les yeux,