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LA PÊCHEUSE D’AMES.

« J’ai deux mots à écrire au dompteur Karow, dit-elle, il m’attend ce soir à la ménagerie.

— Puis-je vous demander pourquoi ?

— Pour me faire voir ses bêtes.

— C’est très intéressant, dit Sessawine, je vous prie de ne pas vous gêner du tout pour moi. Je serais au contraire très heureux de pouvoir vous accompagner.

— Bien ; alors prenons le thé ensemble ; nous irons ensuite voir les bêtes. »

Cirilla vint pour tenir compagnie aux jeunes gens. Elle jouait son rôle de vieille tante vénérable avec beaucoup d’habileté, et avait tout à fait bon air dans sa robe de soie et sa jaquette de fourrure. Barichar prépara la table et apporta le samovar. Pendant que Dragomira faisait le thé, Sessawine lui donnait des détails sur la société de Kiew et exprimait ses vifs regrets de ce que Dragomira n’en fit pas partie.

« Je n’ai pas le sens du monde comme les autres jeunes filles de notre temps, dit-elle, et je me fais une idée très sérieuse de la vie.

M. Jadewski m’a parlé de cela ; il vous appelait une philosophe. »

Dragomira sourit.

« C’est ce que je suis le moins ; je suis plutôt une personne d’un cœur pieux et je cherche à vivre conformément aux commandements de Dieu. Je considère cette existence comme un temps d’expiation.

— Pouvez-vous, créée comme vous l’êtes pour le triomphe et la joie, pouvez-vous nourrir d’aussi sombres pensées ?

— Tout homme voit le monde avec ses yeux ; probablement, les miens sont faits de manière à voir partout la désolation.

— Voilà pourquoi vous devriez sortir de chez vous, vous distraire.

— Je ne dis pas non, répondit Dragomira, mais qui me présentera ? Ma tante est toujours souffrante et, depuis bien des années déjà, vit tout à fait retirée.

— Vous n’avez qu’à apparaître et l’on vous accueillera à bras ouverts. En attendant, si vous voulez bien me le permettre, je parlerai de vous à Mme Oginska ; elle se hâtera de vous conquérir pour son cercle.

— Ce serait un honneur pour moi d’être reçue chez elle.

— Nous ferons tout pour vous rendre votre séjour à Kiew aussi agréable que possible, dit Sessawine ; vous devriez aussi