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LA PÊCHEUSE D’AMES.

d’une voix suppliante, ne me jetez pas tout de suite dans la rue avec ma femme et mon enfant !

— C’est décidé. Allez-vous-en !

— Je n’aurai plus qu’à me brûler la cervelle ; seigneur comte, ayez pitié de moi ; punissez-moi, mais ne m’ôtez pas mon pain.

— Vous punir ? Et comment ? dit Soltyk. Que je fasse un exemple, et j’aurai immédiatement les juges sur le dos.

— Je ne me plaindrai pas, je me soumets à tout ; seulement gardez-moi à votre service, seigneur comte. »

Soltyk sourit.

« Vous vous promenez aussi en voiture à quatre chevaux, d’après ce que l’on me dit, et votre femme se fait venir des voitures et des chapeaux de Paris. Comment tout cela peut-il se faire, sans que je sois volé ? Pour vous punir et en même temps vous réapprendre l’humilité, je vais faire de vous mon chien de garde. »

Soltyk sonna.

« Le monsieur que voici, dit-il au valet de chambre, va se rendre à la cabane du chien et prendre sa chaîne. On ne le lâchera qu’à la tombée de la nuit. »

Puis se tournant, vers le régisseur :

« Vous avez bien une montre ?

— Pour vous servir.

— Eh bien ! toutes les dix minutes, vous aboierez, et fort ! Est-ce compris ?

— Parfaitement, seigneur comte. »

Soltyk le congédia d’un signe de tête et le malheureux régisseur, presque anéanti de confusion et de honte, se glissa humblement du côté de la porte.

En cet instant, le commissaire de police Bedrosseff arriva et fut aussitôt introduit.

Le comte se leva et lui tendit la main.

« Quelles nouvelles ?

— Tout va bien, mais cela a coûté cher. »

Le comte respira. C’était une fort mauvaise affaire dans laquelle l’avait entraîné son tempérament de Néron, et Bedrosseff pouvait bien lui apparaître comme un ange sauveur. Le curé d’une paroisse située sur un des domaines du comte s’était refusé à enterrer un suicidé dans le cimetière. Soltyk avait alors juré de le faire enterrer lui-même, et il était homme à tenir son serment. Par son ordre, le pauvre curé fut saisi et mis