Page:Sacher-Masoch - La Pêcheuse d’âmes, 1889.djvu/344

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
340
LA PÊCHEUSE D’AMES.

— Soit ! dit l’Apôtre avec un sourire de tristesse, restez. Peut-être aurai-je encore besoin de vous. Toi, Sergitsch, tu vas partir pour Iassy, où beaucoup des nôtres se sont réfugiés. Là, tu prendras la conduite de notre sainte association, jusqu’à ce qu’on ait trouvé un prêtre. Que Dieu te protège ! »

Sergitsch s’agenouilla devant le prêtre. Celui-ci le bénit et le baisa au front, puis se détourna.

« Maintenant, laissez-moi seul, dit-il, et attendez tout près d’ici que je vous appelle. »

Tous sortirent de la chambre. Sergitsch remonta en traîneau et partit vers le Sud.

Il s’écoula quelques instants dans l’attente et l’anxiété ; puis l’Apôtre appela Dragomira. Tous pressentaient quelque chose d’extraordinaire. Henryka était à genoux et priait.

Quand Dragomira entra, l’Apôtre, calme et majestueux, était assis dans un fauteuil. Il lui fit signe d’approcher. Elle obéit et tomba à genoux devant lui.

« C’est fini ! Dragomira, dit l’Apôtre, nous sommes vaincus et nous n’avons plus rien à faire qu’à mourir avec courage. Je veux vous précéder et vous donner l’exemple.

— Tu veux nous quitter ? » demanda Dragomira avec un effroi profond : les paroles expirèrent sur ses lèvres.

« Il le faut. Je ne fuirai pas. Dois-je me livrer aux mains de nos ennemis, des ennemis de Dieu ? Dois-je finir sans gloire dans les steppes de la Sibérie ? non ; il est encore temps de choisir la route qui nous mène à Dieu apaisé et qui me conduira en Paradis. Il est encore temps d’inspirer un nouveau courage et de nouvelles espérances à tous ceux qui reconnaissent le vrai Dieu. Ma mort convaincra ceux qui doutent, raffermira ceux qui chancellent, allumera un feu sacré dans les âmes de ceux qui sont froids ou tièdes. C’est décidé. Renonce à me dissuader de mon projet ; ne me plains pas ; plains ceux qui restent après moi dans cette vallée de larmes et de péchés.

— Fais ce que Dieu t’inspire ; mais moi je te vengerai sur ceux qui t’ont poussé dans la mort. Je te le jure.

— Tu ne dois pas me venger, Dragomira, reprit l’Apôtre en lui posant la main sur l’épaule. Ce n’est pas la haine, mais l’amour qui doit être dans ton cœur. C’est par amour que tu dois punir ceux qui blasphèment Dieu et persécutent ses serviteurs. Punis-les pour leur gagner, à eux qui sont aveugles et sourds, le royaume des cieux et la félicité éternelle, pour les sauver de la puissance du mal.