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LA PÊCHEUSE D’AMES.

delles, des cailles, volaient vers le Sud. De temps en temps, une légère brise apportait les notes plaintives d’un chalumeau ou la douce mélodie d’un lied populaire petit-russien.

Zésim parlait, et Dragomira l’écoutait ; il la servait, et elle acceptait ses services avec calme ; toutes ces prévenances rendaient le voyage charmant.

Une seule fois elle lui adressa une question ; elle était relative au comte Soltyk.

Zésim ne le connaissait pas ; il avait seulement entendu parler de lui. On l’avait dépeint, au Casino des officiers, comme une espèce de Monte-Cristo et d’Hamlet.

Le soir venait ; dans le lointain resplendissaient les tours et les coupoles dorées de Kiew.

Le ciel, tout rouge, semblait enflammé, et la terre paraissait inondée de feu ; c’était comme si l’on avait passé à travers une mer de sang. Puis les flammes s’éteignirent ; les nuages se frangèrent d’or du côté du couchant ; l’obscurité se répandit, et la brume s’éleva sur les prairies. Le crépuscule étendit son épais voile sombre, la première étoile apparut à l’Orient. Il faisait nuit ; le cocher alluma ses lanternes. Ils passèrent par une forêt touffue.

De temps en temps les arbres s’interrompaient. Dans les intervalles on apercevait un pays marécageux avec de grands roseaux et des lys blancs. Tout à coup, sur un des côtés de la route, dans les buissons, apparut une flamme longue et mince : elle s’inclinait et faisait des mouvements étranges.

« Un feu follet, » dit Zésim.

Dragomira posa son bras sur celui de son compagnon et le regarda bien en face.

« C’est mon portrait, dit-elle, moi aussi je suis un feu follet ; ne me suis pas ; et surtout si je te fais signe. Tu pourrais tomber dans un marais et te noyer.

— Tu tiens d’étranges discours. Es-tu donc une de ces sirènes qui nous entraînent à la mort ?

— Il y a aussi des créatures saintes qui tuent. »

Ils arrivèrent tard à Kiew. La nuit couvrait déjà les hauteurs et les plaines, les rues et les maisons de la ville étaient resplendissantes de lumières.

Le cocher tourna du côté de Podal, ce quartier qui s’avance au bord du Dnieper et qui est situé sur la pente de ces hauteurs où s’élève la vieille ville proprement dite. La voiture passa par un certain nombre de rues dont les magasins étaient bril-