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LA PÊCHEUSE D’AMES.

« Allons ! du courage, continua Henryka, c’est le moment d’agir, si nous ne voulons pas que tout soit perdu. Le danger est grand. Tu ne peux pas rêver et folâtrer plus longtemps. »

Dragomira tressaillit comme secouée par le frisson de la fièvre.

« Tu as raison, dit-elle, nous ne sommes pas nés pour le bonheur, mais pour le renoncement, pour la douleur, pour la souffrance. Dis à l’Apôtre de m’accorder encore cette seule nuit. Demain, je lui appartiens de nouveau ; je lui livrerai Soltyk, dès que le jour commencera à poindre. »

La nuit s’écoula rapidement, nuit de chères joies et de charmantes tendresses ; et quand le jour commença à apparaître, quand les premières lueurs grises de l’aube se montrèrent à travers les sombres rideaux, Dragomira se leva, revêtit lentement sa pelisse brodée d’or, qui lui tombait jusqu’aux pieds, enroula un ruban rouge autour de ses blonds cheveux, ranima dans la cheminée la braise qui s’éteignait, jeta dans le foyer un gros morceau de bois et appela son époux.

« Que veux-tu ? demanda Soltyk en venant se mettre aux pieds de Dragomira, sur la fourrure d’ours.

— Nous avons assez rêvé, dit-elle, maintenant nous devons nous éveiller. Nous étions heureux, mais le bonheur n’est qu’une ombre fugitive dans cette vallée de larmes. Prépare-toi à la douleur et à la souffrance, mon bien-aimé ; elles sont notre vraie part en cette vie ; et c’est par elles, si nous nous y soumettons volontairement, que nous obtenons la félicité éternelle.

— Est-ce là ce qu’enseigne l’association à laquelle tu appartiens ?

— Oui, cela, et quelque chose de plus, continua Dragomira ; nous avons péché en étant heureux ; nous péchons rien qu’en respirant. Aussi devons-nous expier notre bonheur comme notre existence, par le renoncement, la souffrance, le martyre, et enfin par la mort.

— Ne parle pas de mort, dit Soltyk.

— Tu ne pressens donc pas, mon ami, combien elle est proche de toi ?

— De moi ? Perds-tu la raison ?

— Prépare-toi, répondit Dragomira avec calme, je suis la prêtresse et tu es la victime. Tu vas expier tes péchés, et quand l’humilité et la souffrance auront purifié ton âme, je t’offrirai à Dieu, comme autrefois Abraham offrit Isaac.