Page:Sacher-Masoch - La Pêcheuse d’âmes, 1889.djvu/299

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
295
LA PÊCHEUSE D’AMES.

masque était tombé pour Zésim lui-même. Si elle n’avait pas le courage de tout risquer, il était perdu pour elle. Elle se demanda si elle l’aimait réellement, et une voix plus forte que sa froide prudence et sa volonté de fer lui répondit oui. Et Soltyk ? Qu’éprouvait-elle pour lui ? Lui non plus ne lui était pas indifférent ; elle se sentait entraînée vers lui par une force presque mystérieuse. Oui, elle le comprenait maintenant, Soltyk était un homme de la même race qu’elle ; son esprit, son imagination, ses sens la poussaient vers lui ; mais son cœur parlait haut pour Zésim, peut-être justement parce qu’elle se voyait supérieure à lui, parce qu’il lui paraissait faible et indécis. Elle ressentait une sorte de tendre pitié pour lui, et la jalousie, l’orgueil féminin froissé transformaient cette tendresse en passion, en fureur.

Pendant que les étincelles jaillissaient sous les sabots de son cheval, elle levait son poing fermé vers le ciel, et jurait que tant qu’il lui resterait un souffle de vie, Zésim n’appartiendrait à aucune autre femme. Chose étrange, la pensée de la mort, avec laquelle elle était si familiarisée, l’effrayait en ce moment ; elle frissonnait, elle avait le cœur serré par l’angoisse. Elle n’avait jamais encore aimé ; jamais encore elle n’avait été aimée. Tous ces rêves charmants qui voltigent autour des jeunes filles lui étaient jusqu’alors restés étrangers. Un désir ardent comme une fièvre s’était emparé d’elle tout à coup : elle ne voulait pas mourir sans connaître le bonheur de l’amour. Elle avait encore conscience de son pouvoir : si elle allait au-devant de lui et si elle lui avouait tout, pourrait-il rester froid ? Pourrait-il lui résister ? Non. Elle voulait, elle devait le conquérir ; elle voulait devenir sa femme, pécher avec lui et mourir avec lui. Mais auparavant il fallait livrer le comte au couteau.

Dès qu’elle aurait rempli sa mission, elle serait libre. Alors elle appartiendrait au bien-aimé ; et qui oserait lui arracher une fois qu’elle le tiendrait dans ses bras ?

Il faisait nuit quand elle arriva à Chomtschin. Le comte était dans son cabinet. Elle se garda bien d’aller le trouver immédiatement. Avant tout, elle informa sa mère de ce qui venait de se passer et du danger qui les menaçait tous. Puis elle prit les dispositions nécessaires.

Il fallait dérouter au plus tôt ceux qui la poursuivaient ; elle eut bientôt imaginé un moyen. Il y avait là un secrétaire ; elle s’y assit et écrivit à Zésim une lettre destinée à tomber