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LA PÊCHEUSE D’AMES.

prochèrent du bateau retenu par une chaîne. L’un était un homme à tournure de pêcheur. Il détacha le bateau et prit les rames. L’autre personne s’embarqua aussi. C’était une femme d’une taille haute et élancée portant la pelisse en peau d’agneau à broderies de couleurs des paysannes de la Petite-Russie. Elle tourna son visage du côté de la lune, et, malgré le mouchoir de tête blanc qui enveloppait sa chevelure blonde, Anitta reconnut Dragomira. Le bateau s’éloigna de la rive et descendit le fleuve. Tarass le suivit à une certaine distance. Au bout de peu de temps, Dragomira aborda au faubourg. Tarass se hâta pareillement de gagner la rive, attacha le canot au poteau le plus proche et aida sa jeune maîtresse à débarquer.

Dragomira descendit la rue à grands pas. L’endroit était complètement solitaire. Il n’y avait pas une seule lanterne allumée ; aucun être humain ne se montrait ; les maisons avaient l’air d’être abandonnées. Quand elle fut devant la maison d’aspect sinistre où elle avait évoqué avec Soltyk les âmes de ses chers morts, Dragomira s’arrêta et frappa trois fois dans ses mains. La porte s’ouvrit, mais au même moment Anitta saisit Dragomira par le bras.

« Que voulez-vous ? demanda cette dernière avec calme et fierté.

— Enfin je te tiens, s’écria Anitta ; ton masque est tombé ; tu as pris dans tes filets Soltyk et Zésim. Faut-il te dire dans quelle intention ?

— Vous êtes folle, ce me semble, répliqua Dragomira.

— Tu aimes Zésim, dis-tu ? continua Anitta, non, tu ne l’aimes pas ; tu as seulement soif de son sang, tigresse ; tes complices t’attendent pour le livrer au couteau.

— Lâchez-moi ! »

Dragomira essaya de se dégager, mais Anitta la retint solidement.

« Oseras-tu nier ? s’écria-t-elle. C’est toi qui as tué Pikturno ! C’est toi qui as jeté Tarajewitsch aux bêtes féroces, à Myschkow ? C’est toi qui égorgeras encore Soltyk et Zésim, si je ne t’en empêche pas ! Ton cœur ne désire que le meurtre et le sang, prêtresse de l’enfer, pêcheuse d’âmes ! »

Dragomira frémit des pieds à la tête et poussa un cri sauvage inarticulé, le cri d’une lionne blessée. Puis, rapide comme l’éclair, elle tira son yatagan et rassembla toutes ses forces pour frapper Anitta à la poitrine.