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LA PÊCHEUSE D’AMES.

M. Oginski était au Casino, Mme Oginska au théâtre. Anitta se trouvait donc seule.

Tarass rapporta, avec un visage sérieux et soucieux, qu’il n’avait pas rencontré Zésim et que le domestique du jeune officier avait fini par lui avouer que son maître était ce soir-là attendu par une dame.

« Par Dragomira ! s’écria Anitta.

— Il n’y a plus qu’à la suivre à la piste, dit le vieux cosaque ; elle est en ce moment au cabaret Rouge, et j’ai appris de plus que la juive est venue chez elle aujourd’hui. J’ai peur pour M. Jadewski, car par ailleurs, on raconte que Mlle Maloutine s’est fiancée au comte Soltyk.

— Oui, il faut la suivre, dit Anitta, je vais avec toi. »

Quelques minutes après, vêtue en paysanne et accompagnée de Tarass qui s’était transformé en paysan petit-russien, Anitta quittait le palais de ses parents. Elle était pâle, mais décidée et courageuse.

« Elle a pris la précaution d’éviter les rues, dit Tarass ; elle est venue dans un canot et ne peut manquer de s’en retourner par le même chemin. Ce qu’il y a de mieux à faire, c’est de louer aussi une embarcation. »

Ils descendirent donc vers le fleuve qui était débarrassé de ses glaces. L’hiver touchait à sa fin. Le printemps s’annonçait, non par des violettes et des perce-neige, ni par le ramage des oiseaux, mais par des tempêtes furieuses, de la neige et des pluies froides. Ce soir-là, cependant, le ciel était clair et sans nuages, la lune éblouissante. Le fleuve roulait ses flots écumeux sur lesquels le vent soufflait en hurlant.

« Faut-il nous y risquer ? demanda Tarass.

— Pour lui, je brave tout, » répondit Anitta.

Ils trouvèrent un canot, s’embarquèrent et longèrent lentement la rive. Quand ils furent arrivés près du cabaret Rouge, ils remarquèrent une barque retenue par une chaîne, qui se balançait sur l’eau avec un bruit plaintif. Les fenêtres du cabaret étaient éclairées.

« Elle est encore là, dit Tarass, nous allons nous poster dans l’obscurité, et l’attendre. »

Il rama jusqu’au mur le plus proche et s’arrêta là. Tous les deux restèrent immobiles et silencieux ; Pendant longtemps on n’entendit que le murmure des flots et le mugissement de la tempête autour des vieilles tours de l’ancienne ville des czars.

Enfin deux formes humaines sortirent du cabaret et s’ap-