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LA PÊCHEUSE D’AMES.

— Comme moi ?

— Oui, comme vous, Dragomira, continua le comte ; ne jouons pas plus longtemps l’un pour l’autre cette ridicule comédie. Je vous connais maintenant aussi bien que vous me connaissez. Soyez sincère comme je le suis. Vous avez comme moi dans le fond de votre être les aspirations d’un Néron ; comme moi vous êtes possédée par un désir titanique de dominer, d’assujettir les hommes, de les fouler sous vos pieds, et d’anéantir ceux qui résistent. Tous les deux nous avons des cœurs de marbre, et, à vous parler franchement, je suis aussi peu capable d’aimer que vous. Je ne vous fais pas une déclaration d’amour. Ce que j’éprouve pour vous, c’est plus que de l’amour. C’est l’admiration, c’est la voix du sang, c’est l’harmonie des âmes qui m’entraîne vers vous. La langue des hommes n’a pas de mots pour exprimer ce que je ressens pour vous. J’ai trouvé en vous une compagne de ma race ; une créature capable comme moi de braver Dieu et l’univers et d’étendre la main vers les étoiles sans craindre d’être frappée par la foudre du vengeur éternel. »

Dragomira, pour la première fois de sa vie bouleversée jusqu’au fond de l’âme, restait frémissante et ravie sous le regard de cet homme. Et lorsque le comte se jeta à genoux devant elle et la serra dans ses bras avec une volonté sauvage, elle ne résista pas, elle ne le repoussa pas. Les sensations les plus contraires faisaient palpiter son cœur. Mais aucune parole, aucun son ne sortait de sa bouche, et lorsque le comte appliqua ses lèvres brûlantes de désirs sur celles de Dragomira, elle aussi l’entoura de ses bras et lui rendit baiser pour baiser. Elle oubliait et elle-même et l’univers.

« À moi ? murmura Soltyk, revenant à lui.

— Oui.

— Pour toujours ?

— Pour toujours.

— Vous voulez bien être ma femme ?

— Oui.

— Vous me permettez de parler aujourd’hui même à votre mère ?

— Je vous en prie.

— Ah ! Dragomira, quel bonheur vous m’avez donné ! »

Elle le regarda, prit sa belle tête de despote dans ses mains et lui donna encore un baiser. Elle était tout à coup métamorphosée.