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LA PÊCHEUSE D’AMES.

« Tu te vantes de ta générosité, dit-il en bégayant, eh bien ! montre-la ; rends-moi ce que tu m’as volé.

— C’est bien. Un dernier coup. »

Et Soltyk s’assit à la table, comme s’il ne s’était rien passé.

« Avec quoi donc puis-je jouer ? dit Tarajewitsch d’une voix désespérée, je n’ai plus rien. La seule ressource qui me reste c’est de me loger une balle dans la tête.

— Si tu en es là, répondit Soltyk en l’observant, je vais te faire une proposition, c’est une espèce de duel à l’américaine… J’ai fait de toi un mendiant, comme tu dis, et tu m’as outragé. Je joue tout ce que je t’ai gagné et dix mille roubles en plus ; ton enjeu sera ta vie. Si tu perds, je pourrai disposer de toi à ma fantaisie. »

Tarajewitsch regarda Soltyk quelque temps les yeux fixes, puis il fit un signe de la main.

« Après tout, je n’avais plus qu’à me brûler la cervelle, murmura-t-il ; cela doit donc m’être bien égal.

— Ainsi, c’est accepté ?

— Accepté.

— Mesdames, vous êtes témoins, dit Soltyk.

— Mais ce n’est pas toi qui donneras les cartes, ni moi, dit Tarajewitsch ; nous jouons trop gros jeu. Je prie une de ces dames de vouloir bien s’en charger. »

Dragomira prit les cartes et les battit.

Tous étaient pâles d’émotion et en même temps muets et immobiles, malgré la fièvre de l’attente. Soltyk, sentant tout à coup un léger frisson qui lui parcourait le corps, serra sa robe de chambre et croisa les bras sur sa poitrine, pendant que Tarajewitsch ne pouvait détacher des mains de Dragomira ses yeux pleins d’une flamme sinistre. Elle donna les cartes. Soltyk déclara qu’il ne demandait rien. Tarajewitsch demanda encore une carte. C’était le moment décisif. Les cœurs battaient à se rompre.

Soudain, Tarajewitsch tomba en arrière sur le dossier de sa chaise, sa tête se pencha sur sa poitrine, les cartes lui glissèrent dès mains. Il avait perdu.

« Mesdames, vous êtes témoins, dit le comte en se levant lentement. Tarajewitsch, dans une partie loyale jouée avec moi, a perdu sa vie. Je puis maintenant disposer de lui à mon gré. »

Dragomira considérait avec une curiosité froide le visage terreux de l’infortuné, qui restait toujours cloué sur sa chaise, comme anéanti.