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LA PÊCHEUSE D’AMES.

t-il ; je mets sur cette carte ma forêt de Zborki. Elle est libre de toute hypothèque, comme tu le sais, et vaut quatre mille roubles.

— Accepté. »

Soltyk donna les cartes. Tarajewitsch en demanda encore une. Il la prit, regarda son jeu lentement et comme avec hésitation ; puis l’abattit sur la table.

« Eh bien ! dit Soltyk, tu en as assez ?

— Absolument. J’ai encore perdu. Cette fois, je mets sur une carte tout ce qui me reste, mon domaine, mon troupeau de moutons et ma part du puits de pétrole de Skol. Quel est l’enjeu ?

— Tout ce qui est là sur la table et dix mille roubles en plus.

— C’est entendu ! murmura Tarajewitsch. Mesdames, vous êtes témoins. »

Les cartes tombèrent. Tarajewitsch poussa un profond soupir ; il avait tout perdu. Il resta muet un moment ; puis, frappant du poing la table, de façon à faire résonner les verres ; il s’écria :

« Que suis-je à présent ? Un mendiant ! Et c’est toi qui m’as fait ce que je suis. C’est vraiment quelque chose de noble que de m’attirer ici avec l’intention bien arrêtée de me dépouiller !

— Ne mens pas. Qui est-ce qui s’est attaché à moi ? C’est toi, répondit froidement Soltyk. J’ai tout essayé pour me débarrasser de toi.

— Tu n’as joué avec moi que pour me ruiner.

— J’ai interrompu le jeu lorsque tu avais gagné. C’est toi qui m’as forcé à continuer. »

Tarajewitsch se leva. Il était pâle, chancelant, et regardait fixement son adversaire.

« Certainement, parce que je croyais que le jeu serait loyal. Mais tu t’entends à merveille à « corriger la fortune ».

C’en était trop. Soltyk bondit, saisit l’insolent à la poitrine, le jeta par terre et mit le pied sur lui comme sur un ennemi vaincu.

« T’en faut-t-il davantage ? lui demanda-t-il ironiquement. Je pourrais te châtier comme un chien ; mais je veux être généreux et te lâcher. »

Soltyk retira son pied, et Tarajewitsch se releva. Tout son corps tremblait.