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LA PÊCHEUSE D’AMES.

Elle vint s’asseoir auprès de la table et cacha ses mains dans les larges manches de sa jaquette de zibeline.

« Du moment que vous l’ordonnez, nous allons jouer, » répondit Soltyk, et il se mit à battre les cartes.

Il se fit immédiatement un profond silence. Soltyk et Tarajewitsch étaient en face l’un de l’autre. Henryka se tenait à côté du second, le bras appuyé sur la table, le haut du corps penché en avant, les yeux grands ouverts et les lèvres toutes tremblantes d’un frémissement nerveux. Dragomira était immobile, et ses yeux froids considéraient avec indifférence les cartes qui tombaient. Ils jouaient au « Onze et demi ». La chance qui, jusqu’alors, n’avait cessé de favoriser Tarajewitsch changea dès la première carte. Il se mit à sourire, perdit encore, continua à sourire et perdit sans arrêter. Enfin, il cessa de sourire, et prit alors la mine d’un homme à qui le gain ou la perte sont tout à fait indifférents. L’or, qui précédemment avait afflué du côté de Tarajewitsch, retourna bientôt à Soltyk. Maintenant Tarajewitsch semblait inquiet. Il ne tarda pas à devenir agité, et le devint de plus en plus, d’autant mieux qu’Henryka, à chaque fois qu’il vidait son verre, le lui remplissait rapidement et sans qu’il s’en aperçût d’un généreux vin de Hongrie. Enfin Tarajewitsch en arriva à ne plus savoir ce qu’il faisait ; ses mises étaient toujours plus fortes, plus audacieuses, plus extravagantes. Il eut bientôt perdu tout ce qu’il avait gagné. Il joua encore un coup, puis encore un, et son propre argent passa en la possession de Soltyk. Tarajewitsch, le visage rouge, enflammé et l’œil vitreux, se renversa sur le dossier de sa chaise et enfonça ses mains dans ses poches.

« Tu ne veux plus continuer à jouer ? demanda Soltyk froidement.

— Quelle question ? Je n’ai plus rien. Tu m’as complètement dévalisé.

— Tu peux naturellement jouer sur parole avec moi.

— Je l’espère, dit Tarajewitsch. Alors je joue mon attelage de quatre chevaux. Au plus bas prix, il vaut bien cinq cents ducats. L’acceptes-tu pour cette somme ?

— Je le prends pour mille ducats, répondit Soltyk, et il donna les cartes.

— Les dames sont témoins, » dit Tarajewitsch.

Il y eut un moment d’attente où l’on ne respirait plus. Le coup fut joué. Tarajewitsch perdit encore.

« Maintenant que le diable emporte aussi le reste ! s’écria-