Page:Sacher-Masoch - La Pêcheuse d’âmes, 1889.djvu/250

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
246
LA PÊCHEUSE D’AMES.

— Je n’ai pas peur, répondit Henryka.

— Cela ne fait rien ; je veux vous laisser mon agent, dit Bedrosseff, il suffit que votre cocher m’accompagne.

— À votre idée, » répondit Henryka.

Elle avait aussi prévu cette modification à son plan.

L’agent lui prit les rênes. Bedrosseff tira son briquet et alluma sa pipe.

« Si je le trouve nécessaire, je donnerai un signal, dit-il ; dès que vous entendrez un coup de feu, arrivez vite à mon aide. »

L’agent fit signe que c’était entendu. Bedrosseff tendit encore une fois la main à Henryka et se dirigea avec Doliva vers le cabaret. Il n’y avait rien de suspect à remarquer dans le voisinage. Un grand chien à chasser le loup qui gardait la maison accueillit les arrivants par des aboiements sonores. La salle de débit s’éclaira. Ce fut tout. Aucune créature humaine ; rien même qui en annonçât la présence. Bedrosseff s’approcha d’une fenêtre entrebâillée et regarda dans la salle éclairée. C’était un cabaret comme tous ceux où vont les juifs et les paysans. Une lampe à pétrole, fumeuse, donnait une lumière triste et verdâtre. À une des tables de bois brut était assis un paysan. Il appuyait sur ses deux bras sa tête ébouriffée et dormait devant son verre d’eau-de-vie vide. La cabaretière, assise derrière son comptoir, comptait de l’argent. Sur le grand poêle dormait un chat tigré.

Bedrosseff fit signe à Doliva et entra avec lui.

Pendant que le commissaire prenait place à une table dans un coin peu éclairé, Doliva demandait de l’eau-de-vie d’une voix retentissante et s’asseyait en face de Bedrosseff, le dos tourné au comptoir. La cabaretière se leva, posa deux verres pleins de kontuschuwka devant les nouveaux arrivés et resta debout, près de la table, les mains sur les hanches. Elle causait familièrement avec Doliva à qui elle donnait de temps en temps un bon coup sur l’épaule. De cette manière, Bedrosseff avait le temps de l’examiner à son aise. C’était une forte femme d’environ trente ans, d’une taille un peu au-dessus de la moyenne, avec des formes pleines et arrondies. Elle avait des pantoufles, une jupe de couleur, une courte jaquette de peau d’agneau, un collier de corail, et sur la tête un mouchoir blanc, d’où s’échappait une abondante chevelure noire. Le nez camus surmontant une lèvre un peu courte donnait à la figure un caractère de dureté hautaine.

« Comment s’appelle donc ton camarade ? dit-elle enfin, en