Page:Sacher-Masoch - La Pêcheuse d’âmes, 1889.djvu/230

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
226
LA PÊCHEUSE D’AMES.

mon cœur qui me le dit ; aussi je briserai le filet dans lequel tu le tiens prisonnier. Il est encore temps. Délivre-le.

— Jamais.

— Alors prends garde !

— Folle ! C’est à toi à prendre garde.

— À bas le masque ! s’écria Anitta, laisse le monde voir ce visage avec lequel tu te glisses la nuit comme une louve à travers les rues. Avoue donc tes actes ! »

Dragomira se demanda un moment si elle n’étendrait pas à l’instant même Anitta à ses pieds, si elle ne fermerait pas d’un coup du froid acier la bouche qui l’accusait avec tant de violence. Mais elle se dit qu’Anitta ne savait rien et ne pouvait rien savoir, que rien n’était encore perdu, que cette jeune fille ne faisait qu’obéir à un vague pressentiment, tandis qu’un coup de poignard, trop prompt, donné en pleine rue, perdrait tout et pourrait bien la livrer elle-même au couteau de l’exécuteur.

« Quels actes ? répondit-elle d’un ton redevenu tout à coup froid et tranquille. Quelles folles idées te tourmentent ? Si j’appartenais par hasard à une société secrète qui veuille le bien de notre peuple, serait-il généreux de me trahir ? Qui peut affirmer que c’est moi qui ai entraîné Pikturno à la mort ? S’il m’avait aimée ; si, désespéré de ma froideur, il avait mis fin à sa vie, en serais-je responsable ? Il peut tout aussi bien avoir été un traître que ses compagnons ont jugé.

— C’est possible, dit Anitta, je veux bien le croire et respecter ton secret ; mais rends la liberté à Zésim.

— Je ne le peux pas.

— Alors je le sauverai, malgré toi.

— Essaye.

— Tu veux la guerre ? continua Anitta, soit ! Tu ne me connais pas ; je ne crains rien, pas même la mort. Une de nous périra, moi ou toi.

— Dieu est avec moi ! s’écria Dragomira.

— Ne blasphème pas ! »

Anitta se retournait pour s’en aller.

« Encore un mot ! »

Dragomira la suivit et la prit par la main.

« Ne dis rien ; j’ai pitié de toi ; ce serait une douleur pour moi si tu devenais la victime de ton amour.

— Tu ne m’intimideras pas, dit Anitta ; j’ai autant à perdre que toi, pas plus, pas moins. »